“Les gens doivent comprendre que la détresse vient aussi de la répression policière […] nos conditions de travail s’aggravent.”-Sandra Wesley, directrice générale de Stella. Photo: JDV / Nora Azouz.
La Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, criminalisant l’achat des services sexuels, est entrée en vigueur en décembre 2014. À Ahuntsic-Cartierville, dix ans après, cette activité longtemps concentrée autour de deux motels situés sur la rue Lajeunesse s’est progressivement invisibilisée à la faveur d’autres lieux, d’autres modes de sollicitation, d’autres « offres de services » facilitées par les technologies.

Pas de plaintes, pas de crime, par conséquent pas de criminels! Le Journal des voisins a appris qu’aucune infraction à l’article 213 du Code criminel [sollicitation à des fins sexuelles sur la voie publique] n’avait été constatée dans l’arrondissement au cours des trois dernières années. Est-ce à dire que la prostitution [Nous avons choisi d’utiliser le mot « prostitution » pour désigner l’activité et «travailleuses du sexe» par respect pour les différents courants de pensée] aurait totalement disparu ? Loin de là!

Avec l’arrêt de l’opération Cyclope, en 2018, «la prostitution de rue est plus cachée, explique Jean-Michel Brunet, commandant du PDQ 27». Le policier précise que la prostitution de rue ne concerne pas «que les consommateurs de cracks » et que « différentes raisons» y conduisent. Signe des temps, le comité de prostitution regroupant les acteurs de terrain, dont la police, a été dissous. La députée de la Chambre des communes du Canada de 2006 à 2015, la Dre Maria Mourani, présidente de Mourani-Criminologie, en faisait partie.

«Ce système de violence perdure, regrette cette dernière, parce que les “prostitueurs”, autrement dit les clients, nourrissent la demande. Ce sont les premiers responsables du maintien de cette exploitation sexuelle.»

Diversité des lieux

Pour Jennie-Laure Sully, coordonnatrice à la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), «malheureusement la société semble banaliser et tolérer la prostitution». «À côté des motels d’Ahuntsic, il existe une diversité de lieux de prostitution, croit-elle. Certains propriétaires qui laissent leur appartement en location temporaire sur des plateformes seraient surpris d’apprendre que des proxénètes les utilisent pour rendre inaperçues leurs activités criminelles.»

Cependant, il ne faudrait pas faire d’amalgame, comme le souligne la mairesse de l’arrondissement, Émilie Thuillier. «L’une des propriétaires d’un des deux motels sur la rue Lajeunesse m’avait indiqué que ses clients étaient, par exemple, des “fidèles infidèles” [autrement dit des personnes mariées ayant des relations extraconjugales]. Par ailleurs, avec la crise du logement, certaines personnes utilisent ces motels sans pour autant avoir un lien avec la prostitution ou le travail du sexe.»

Le recrutement via Internet

René Obregon-Ida, le directeur de Rue Action Prévention Jeunesse, organisme venant en aide aux personnes qui vivent diverses problématiques psychosociales, constate, de son côté, une certaine évolution : «Avec la pandémie, les motels de la rue Lajeunesse, comme Idéal et Métro, ont momentanément fermé. La prostitution et la sollicitation de rue sont moins visibles, car presque tout se passe sur les réseaux sociaux.»

«Dans la rue, aujourd’hui, on trouve surtout des femmes qui survivent et qui font ça pour arrondir leurs fins de mois, complète une intervenante de proximité de RAP Jeunesse. Avec les réseaux sociaux, Internet, [le téléphone] et OnlyFans [plateforme connue pour les publications érotiques ou pornographiques], le travail du sexe change. Sur certaines plateformes, les travailleurs du sexe choisissent ou pas de rencontrer des clients et reversent 10 % de leurs gains. Certaines préfèrent travailler avec des agences auxquelles elles donnent 60 %.»

Pourtant, l’infraction relative à l’achat de services sexuels introduite par la loi (Loi C-36) en 2014 s’applique aussi aux transactions effectuées par Internet. Par exemple, le fait de payer une personne pour offrir un service sexuel devant une caméra Web… ce que les «consommateurs» semblent méconnaître.

Diversité des profils

De fait, les travailleurs et travailleuses du sexe sont à l’avant-garde des technologies, «d’autres préfèrent le face-à-face avec les clients, mais ce n’est pas plus sécuritaire à distance, car nous partageons nos données», relève Sandra Wesley, directrice générale de Stella, l’amie de Maimie, un organisme montréalais défendant les droits des travailleuses du sexe.

«Pour les femmes pauvres qui travaillent dans les motels à Ahuntsic et ailleurs, leur activité permet de survivre et d’échapper à la mort. Pour d’autres qui, pourtant, gagnent bien leur vie, la précarité prend d’autres formes. Elles ne peuvent pas mettre le fruit de leur travail à la banque, ne peuvent pas emprunter pour acheter un logement, car leur argent provient d’une activité criminelle. De plus, elles savent qu’à tout moment leur argent peut être pris par la police au cours d’une descente ou qu’un propriétaire peut les évincer de leur domicile. […] Nous sommes toutes vulnérables, quels que soient nos revenus, nos conditions de travail.»

Choix ?

«Plus les femmes tirent pour elles des revenus importants de la prostitution et plus cette activité devient un choix, observe Ann-Gaël Whiteman, coordonnatrice à La rue des Femmes, organisme à but non lucratif fondé en 1994 qui accueille et prend en charge des femmes en état d’itinérance. C’est probablement le cas pour celles qui travaillent pour des agences ou de façon autonome et qui choisissent leurs pratiques, leurs prix, voire leurs clients. Néanmoins, même ces femmes vivent dans une insécurité qui est inhérente à la prostitution.

À l’autre bout, résume-t-elle, se trouvent les femmes itinérantes qui se prostituent dans la rue souvent pour leur consommation de drogues, leur survie et non pas pour leur autonomie financière. Celles-ci subissent des violences, des abus de toutes sortes. Là, il n’est plus question de choix ni de consentement.»

Au demeurant, un autre profil prend [perd ?] pied dans le paysage depuis plusieurs années : les personnes mineures.

Les mineures ciblées

Selon la CLES, ces trois dernières années, le travail de prévention et d’intervention dans les centres jeunesse a été intensifié, «car le recrutement et la traite des mineures par les proxénètes deviennent un véritable défi». Des écoles telles que Sophie-Barat, citée dans une étude du SPVM ou le centre Dominique-Savio, nommé par la police, ont figuré parmi les cibles des proxénètes. Aujourd’hui, les réseaux sociaux ont «tout accéléré et ont un rôle prépondérant dans le recrutement». Une étude de l’UQAM le confirme.

Bousculant d’autres croyances, des statistiques du ministère de la Sécurité publique datant de 2019, montrent que les crimes sur les mineurs relatifs à la marchandisation des services sexuels sont surtout perpétrés dans les résidences d’habitation (50,7 %), puis seulement en deuxième position dans les établissements commerciaux tels que motels, hôtels (30,1 %), entre autres.

Le 7 mai dernier, dans un rapport intitulé Prostitution et violence contre les femmes et les filles, de l’ONU, Reem Alsalem, rapporteuse spéciale des Nations Unies, vilipende ce système de violence qui «assujettit, contrôle et exploite des femmes et des filles en violant leurs droits humains fondamentaux». Elle l’impute à «un vaste réseau d’acteurs étatiques et non étatiques».

Une loi imparfaite peu appliquée

Les associations de terrain agissent là où la loi de 2014 s’arrête. À cet égard, l’autobus de prévention de RAP Jeunesse se rend plusieurs fois par semaine à la rencontre des populations vulnérables. Le circuit passe par Montréal-Nord, Saint-Laurent et Ahuntsic-Cartierville. «[Il] propose de l’écoute, explique René Obregon-Ida, du référencement, du dépannage alimentaire, des vêtements chauds, et aussi des préservatifs et des produits d’hygiène. Nous avons aussi un mandat de santé publique qui nous permet de distribuer du matériel sain, seringues et pipes à crack aux consommateurs de drogues. [Nous] recueillons le matériel usé pour ne pas propager des maladies et pour éviter que des seringues usagées se retrouvent dans les espaces publics.»

Quelles issues ?

«Au-delà des arrestations, des programmes de sortie de la prostitution, voire de cessation de la drogue devraient être proposés aux femmes en situation de prostitution afin qu’elles refassent leur vie, qu’elles puissent se loger», propose de son côté Jennie-Laure Sully. Pour cette dernière, «acheter un acte sexuel, c’est se rendre complice d’une industrie liée au crime organisé. C’est, de plus, aller à l’encontre du droit à des relations sexuelles égalitaires non basées sur des contraintes économiques ou autres.»

Plus d’égards

Quant au Conseil du statut de la femme (CSF), il s’étonne de la persistante «tolérance sociale et légale à l’endroit des hommes qui utilisent les services des prostituées», tandis que «ces dernières risquent d’être inculpées pour délit de sollicitation en vertu du Code criminel. Le CSF demande la modification de celui-ci pour que les femmes concernées ne craignent pas de porter plainte en cas de vols ou de voies de fait et qu’il soit donc possible de contrer le harcèlement à leur endroit».

Cet article est tiré du numéro d’automne du Journal des voisins (version imprimée) dont le dossier principal est consacré à la sécurité à Ahunstic-Cartierville.



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