Mohamed Lofti. Photo : Berrnard Fougères / Souverains anonymes

Au printemps dernier, après 35 saisons et un millier d’épisodes, l’émission radiophonique Souverains anonymes faite par et pour les détenus de la prison de Bordeaux à Ahuntsic-Cartierville, a pris fin. Avec son concepteur et réalisateur Mohamed Lotfi, nous abordons l’histoire de cette proposition radiophonique unique au monde.

Diffusée sur les ondes d’une trentaine de radios communautaires au Québec, au Canada et même en France,Souverains anonymes a permis d’apprécier, au fil de trois décennies, la créativité de dizaines de milliers de détenus en compagnie d’artistes, poètes, écrivains, politiciens et acteurs de la société civile d’ici et d’ailleurs.

Au début des années 80, Mohamed Lotfi, alors âgé de 22 ans, quitte son Maroc natal pour les nouveaux horizons d’épanouissement que lui offre la Belle Province afin de poursuivre ses vocations en cinéma, en théâtre et en arts plastiques au Québec. Mais c’est en journalisme radiophonique communautaire qu’il a fini par faire ses marques indélébiles.

Sortir des sentiers battus !

Fin 1989, Mohamed lance le projet d’émission radiophonique qui prenait forme dans son esprit au fil des reportages qu’il effectuait pour Radio-Canada, entre autres médias. « Depuis mes toutes premières expériences journalistiques au Maroc, j’ai développé une prédilection naturelle pour des sujets souvent délaissés par les médias conventionnels, notamment en ce qui a trait aux conditions de vie de groupes sociaux n’ayant pas droit de cité, comme les sans-abri et les pensionnaires des centres de détention », dit-il.

Dans ce contexte marqué par la chute du mur de Berlin, le journaliste qui aimait s’aventurer hors des sentiers battus voulait faire tomber « le mur symbolique qui isole les détenus de la société ». Selon lui, la société a tout intérêt à entendre la voix des résidents des pénitenciers qui vont finir par retourner dans la communauté. Il importe en effet de veiller à ce qu’ils réussissent leur réadaptation selon des programmes mûrement réfléchis.

Il nous raconte comment il avait pris tous les soins nécessaires pour que son projet ait une chance d’être accepté, introduire un micro dans une prison n’étant pas évident. Or, il se trouve que son projet rencontrait la volonté des gestionnaires de la prison de Bordeaux, dont l’ouverture d’esprit traduisait le désir d’innover en matière de réadaptation des prisonniers. « On voyait dans mon projet radiophonique un excellent moyen pour impulser l’ouverture de la population carcérale à la communauté. D’ailleurs, le média radio s’y prêtait très bien. » Il note que cette volonté d’ouverture s’est manifestée concrètement par la participation à l’émission du directeur de la prison lui-même ainsi que des gardiens, et ce, à deux reprises.

Les Souverains anonymes et l’équipe de l’émission, lors du dernier épisode. Photo : Bernard Fougère / Souverains anonymes

De Céline Dion à Michaëlle Jean

« Il faut dire que le contexte des années 90 était propice pour faire passer le message derrière cette émission, selon lequel la vraie sécurité d’une société passe par une véritable réhabilitation [sic] qu’il faut promouvoir et encourager par des programmes qui permettent de préparer les personnes judiciarisées pour qu’elles réussissent leur retour à la société, leur réinsertion. Il faut les prendre en main pour qu’elles passent outre leur passé criminel et délinquant, et deviennent souveraines de leur destin. » Mohamed Lotfi résume ainsi l’esprit positif et novateur du programme qui a eu un écho favorable chez les invités de marque qui ont participé à l’émission, dont Céline Dion, Yvon Deschamps, Gaston Miron, Serge Bouchard, Cesaria Evora, Linda Lemay, Richard Desjardins, Daniel Bélanger, Richard Séguin ou encore Michaëlle Jean, l’ancienne gouverneure générale du Canada, qui était l’invitée d’honneur à la clôture de l’émission.

« Parfois, tu te dis wow !, c’est incroyable !, quand tu vois le déploiement de la créativité artistique des détenus et les envolées poétiques dont ils sont capables. » Profondément admiratif pour ce dont ses Souverains anonymes sont capables, Mohamed leur a dédié un album de chansons dont les textes ont été choisis dans le cadre d’un concours de poésie qu’il a organisé, puis chantés par de grands noms de la chanson québécoise : Michel Rivard, Éric Lapointe et Richard Séguin.

Il a en outre pérennisé le legs impressionnant de cette expérience hors norme en réalisant une quinzaine de courts-métrages mettant en vedette les détenus en compagnie de leurs prestigieux invités. Il a également consigné les moments forts de ce beau rêve ailé dans un recueil intitulé Vols de temps : chroniques des années anonymes, paru chez Leméac.

Pour sa retraite, à 65 ans, Mohamed Lotfi annonce un documentaire et peut-être un livre qui viendront enrichir cet héritage artistique et journalistique pour lequel il a reçu, entre autres distinctions, le prix Guy-Mauffette, la plus haute distinction attribuée par le gouvernement québécois pour une contribution remarquable à l’excellence de la radio, de la télévision ou de la presse écrite. L’homme considère toutefois que cette distinction est surtout un hommage au journalisme communautaire, reconnaissant que, sans les radios communautaires partenaires, son émission n’aurait jamais vu le jour.

Cet article a été publié dans la version papier du JDV de juin 2025.



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