Ahuntsic, 1914-1918

Témoignage d’une mère

« C’était un homme qui ne parlait pas pour rien dire. Je trouvais que quand il ne parlait pas, il avait l’air grave, l’air intelligent, mais quand il parlait, il bégayait, il avait un accent campagnard que je ne n’aimais pas, enfin, je ne voyais pas comment cet accent pouvait aller avec le bel accent, enfin le beau parler de notre fille Simone ! Elle, elle parlait un français international, presqu’un français de France !

Un jour, à la messe, un homme dans la fin vingtaine accompagné de ses parents la regarde à la dérobée. Ma fille est intriguée ; elle n’écoute plus le prêtre et regarde dans sa direction. Ce petit manège dure quelques mois.

Mais un jour, ma fille a décidé de les suivre de loin ; elle était curieuse. Il faisait froid, il y avait de fortes rafales de vent. Nous, on avait, une auto. Mais eux, ils allaient à pied. Ils sont partis vers l’est, vers le Haut-du-Sault. “Bon, ils sont pauvres !” que je me suis dit dépitée. On arrive enfin. Et… c’est pire que je le pensais : on est dans une espèce de terrain vague et là on voit une masure en planches de bois rapiécée de tôles. Une petite cabane de vingt pieds par vingt pieds.

La semaine d’après, je veux qu’on aille à la messe dans Villeray pour que cette lubie passe à notre fille, mais elle pique une crise. Mon mari est faible ; il cède. Après la messe, ma fille se dépêche, elle court et là, juste devant son homme, elle échappe – enfin ! c’était fait par exprès – son foulard de soie rouge.

Francis – c’est son nom – n’a pas le choix de le ramasser. Bon, une conversation se noue et ils se revoient quelques jours plus tard. Mais ils ne se voient que le jour ! C’est ma condition. Ils font des marches ensemble, “pas trop longues les marches !” que je dis à ma fille.

Il a un bel habit noir, pas trop sale, un peu élimé tout de même. Mais quand il parle, c’est affreux. On sent la cassure entre ma fille et lui. On sent comme la boue et la charrue dans ses mots. Ma fille est allée à l’école puis elle a eu des professeurs privés, elle a appris le latin, a lu ses classiques, a suivi des cours de diction ! Lui, il a tout juste sa dixième année ! Il sait lire et écrire, il est tout fier de nous dire ça. Mais, vous savez… une dixième année, on avait espéré mieux pour notre fille !

Et puis la guerre éclate ! Francis s’enrôle. On a compris qu’il voulait prouver quelque chose, enfin, qu’il était digne d’être aimé par une fille de la bourgeoisie.

Ils s’écrivent des lettres à toutes les semaines si ce n’est pas plus ! Mais quelque chose chicote notre fille : il ne parle jamais de mariage ! On se dit que c’est peut-être seulement un ami ; il y a des hommes comme ça ! C’est très rare, mais ça existe ! Et puis la guerre est longue. Un jour, on finit par oublier, non ? Mon mari et moi, on s’accroche à cet espoir. Mais il revient enfin en octobre, un peu avant l’armistice, on le renvoie quelques jours à son régiment de Saint-Jean-sur-Richelieu, puis il revient à Montréal.

Enfin, il sonne à notre porte ! Ma fille ouvre et saute dans ses bras. Elle pleure. C’est un homme fort maintenant. Avant, il me faisait l’effet d’une mauviette avec sa gêne, ses bégaiements, mais là il arrive tout fier, tout beau avec son habit de caporal, oui, ils l’ont promu caporal ! Son visage a quelque chose de fort, de décidé. Moi aussi, je lui saute dans les bras ! Et je remarque sur le coup que c’est la première fois que je le touche.

On passe une magnifique soirée ! Avant, le pauvre, on lui faisait passer un test, un examen, mais là il se sent enfin chez lui ! On boit deux bouteilles de vin, on le taquine, on lui pose des milliers de questions. Il nous quitte un peu tôt quand même, avant onze heures. Il tousse un peu. Il promet de revenir le lendemain vers cinq heures pour le souper.

Une seule chose chicotte notre fille : il ne lui a toujours pas fait de demande en mariage. “Même quand vous nous avez laissés seuls dans le salon, il n’a rien dit.”

Le lendemain soir, il ne vient pas. Ma fille se fait un sang d’encre, ça augmente ses doutes. Elle pense qu’il ne l’aime pas vraiment ! Mais il est incapable de lui dire.  Elle décide d’aller le voir. Je vais avec elle !

On arrive à la cabane. On cogne. Personne ne vient nous ouvrir. Ma fille n’en peut plus : elle tire la poignée. La porte est débarrée. Dans la maison, il fait presque aussi froid que dehors ; il n’y a que de la cendre dans le foyer. Tout est noir et on avance là-dedans en se cognant sur des chaises, sur des meubles. Sur une petite table de bois, on voit les restes d’un repas, une impression étrange… quelque chose de pas frais, de pas ragoûtant, nous dit que c’est sûrement le souper de la veille. Il règne un silence affreux dans la maison.

On pénètre dans une des chambres : les deux parents sont endormis, c’est ce qu’on pense sur le coup, mais il est bien tôt pour dormir ! Et là, on entend des gémissements provenant de l’autre chambre. C’est lui ! On parvient à force de tâtonner dans le noir à trouver un bout de chandelle. On le voit enfin ! Il est couché dans un petit lit, il a gardé son bel uniforme de soldat ; il a son beau foulard rouge autour du coup, le foulard qu’elle a échappé devant lui à la messe.

Ma fille s’élance vers lui, mais il lui fait un signe de la main comme s’il la repoussait, mais elle, elle veut l’embrasser ! J’essaie de la retenir, c’est toujours ça que j’ai fait, remarquez ! J’ai essayé de la retenir depuis le début. Et vous voyez où ça nous a menés ! Mais elle, elle s’échappe et l’embrasse.

C’est un être profondément bon, un être supérieur ! Je le comprends enfin. Et je pleure. Enfin, tout le monde pleure, même lui au milieu de sa toux. Il veut plus que toute chose la prendre dans ses bras, mais il trouve juste assez de force pour murmurer : “la contagion, enfin, ça serait mieux que vous…” Et il lui pointe une feuille posée sur une commode. Il meurt quelques heures plus tard.

Ma fille attrape sa maladie. Nous aussi, on a un petit quelque chose, mais c’est presque rien. Elle, elle dépérit à vue d’œil. On fait venir un médecin. Il la force à avaler un bouillon. Il revient le lendemain. Sa fièvre est passée, il nous dit qu’elle est tirée d’affaire. “Tu es guérie ma fille ! Tu es guérie !” que je lui crie.

Le lendemain, je me lève en sursaut aux petites heures du matin. J’ai un affreux pressentiment. Je bondis dans sa chambre. J’entends sa respiration et je suis terrorisée. Elle a le même visage que Francis avant qu’il meure ! Elle me pointe un papier sur la table de chevet. C’est sa lettre ! J’ai failli la brûler ; elle me fait trop mal. Aujourd’hui encore, même après toutes ces années, elle me fait mal…

“Chère Simone, j’ai peur de bégayer, je ne sais pas bien parler, vous le savez, alors il vaut mieux que vous écrive. Je serai bref, voire brutal. Voulez-vous être ma femme ? Je suis caporal et je suis maintenant en mesure d’entretenir une famille. Je pense aussi avoir réussi à vaincre la résistance de vos parents. Enfin, vous me le direz.

Quand je vous ai revue ce soir, c’était pour moi un miracle ! Toutes ces embûches entre nous. D’abord vos parents et puis la guerre. Je me suis engagé en pensant que la guerre serait courte ! Quelle illusion ! Je peux maintenant être sincère avec vous : j’étais certain de ne pas m’en sortir vivant ! Et à quoi bon vous demander en mariage si je meurs le lendemain ? Maintenant, je peux !

Tous ces obstacles insurmontables et pourtant vous êtes là ; je suis en vie ! C’est un miracle ! Quand je vous ai vue m’ouvrir la porte ce soir avec votre sourire radieux, je me suis dit : “Elle m’aime. Je l’aime. Enfin ! Le bonheur peut commencer.” »

 

 



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