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Par Lena Kadian
Directrice générale 
École arménienne
Sourp Hagop

(Collaboration spéciale)

En face du bureau d’une directrice d’école s’assoit un parent, un enseignant, un élève, un représentant de ventes, et j’en passe.
 
La directrice fait preuve d’écoute, d’empathie, utilise tous ses moyens de communication afin d’établir un lien entre ses interlocuteurs et elle-même, afin d’assurer un cadre où tout le monde se sent à l’aise et, parfois, pour mettre les points sur les i et rappeler à l’ordre un élève qui s’écarte des normes établies.
 
Munie d’une bonne dose d’intuition, la directrice devine même souvent les tournures qu’adopteront les conversations que ce soient les revendications des adolescents, l’exaspération dans la voix d’un enseignant, face au manque d’effort d’un jeune ou alors l’exaltation devant le succès incroyable d’un autre. La directrice écoute, s’exprime, critique (avec tact) ou félicite mais dans tous les cas, elle communique.
 
Depuis 14 ans, je suis l’une de ces directrices d’école. Avec le  temps et l’expérience,  j’estime avoir développé un bon sens de communication et, d’habitude, quand les gens quittent mon bureau, j’ai le sentiment d’avoir eu un bon entretien, une rencontre enrichissante, efficace, voire même importante grâce à une communication claire dans les deux sens.
 
Or, depuis un an, mes rencontres ont fait un tour de 180 degrés. Pressentiments et intuitions ne s’avèrent plus suffisantes en vue d’établir une communication à deux voies dès le premier contact puisque le visage du parent et celui de son enfant ont changé; puisqu’une guerre, à l’autre bout du monde, là-bas, en Syrie,  a décidé de m’envoyer ses victimes, ses rescapés qui viennent se réfugier dans mon quartier, mon école.
 
Bienvenue chers nouveaux élèves et parents! Et au-revoir communication orale dans les deux sens, au premier contact! La famille en face de moi reste figée. Je les invite à s’asseoir; j’ajoute même, ‘on vous attendait’ dans leur langue maternelle, en arménien, qui est aussi la mienne.
 
Leurs gestes trahissent un état entre deux mondes. Leur décalage horaire? Présents au pays depuis moins de deux jours, les questions capitales des parents se limitent à leur souci principal: la scolarisation des enfants. Y aura-t-il de la place pour eux? Pourront-ils être acceptés dans une école privée sans paiement? Y aura-t-il un autobus pour les transporter? Tout est tellement loin ici d’un endroit à l’autre, les rues larges, les distances énormes!
 
Avec le sourire le plus sincère et voulant les rassurer, la directrice d’expérience en moi, se rappelle de ses balbutiements à la direction où elle cherchait les bons mots pour communiquer. Il m’incombe de réconforter mes nouvelles familles, leur expliquer notre système d’éducation mais surtout leur ouvrir les portes de l’espoir.
 
Je dois également essayer de les faire parler, pour connaître un peu les jeunes, qui regardent leurs parents dès qu’on leur pose une question, qui à leur tour, essaient de répondre à la place des enfants, comme s’ils avaient peur qu’ils échouent à un examen oral. Ils parlent peu, ils se regardent, ils me regardent. J’ai l’impression d’avoir une conversation à voie unique et pourtant!
 
Les enfants ou adolescents, ainsi que leurs parents me parlent, dans leur plus grand silence. Ils s’expriment par les larmes qui font briller leurs yeux à l’idée que leurs enfants seront traités comme les autres. Ils me parlent avec leurs soupirs dès qu’ils entendent qu’ils seront admis gratuitement au bout de trois jours. Ils me transmettent avec les hochements de tête toutes les atrocités dont ils ne peuvent encore parler, sans oublier qu’ils me serrent chaleureusement la main pour me remercier.
 
Ils me touchent en m’envoyant un regard qui en dit long sur toute la guerre qui a détruit chez eux et un peu de leur âme! Elles me disent, ces nouvelles familles réfugiées chez nous,  par l’immobilité de tous leurs êtres, qu’ils préfèrent le langage du silence, pour me transmettre leur détresse, à titre d’ambassadeurs de la misère humaine! 
  
Donc, depuis un an, les entretiens dans mon bureau de directrice d’école ont changé de peau avec le changement d’élèves. Alors que l’empathie vient remplacer les discours pédagogiques, l’attention aux besoins des nouveaux arrivants chassent les tâches administratives. Avec les nouvelles familles de rescapés de la guerre, ces premiers contacts viennent surtout chercher en moi la personne qui a voulu enseigner pour accompagner le jeune tout au long de sa vie scolaire.
 
Finalement, ces entretiens servent à instaurer un  premier contact humain, une première communication,  pour accueillir l’enfant de l’autre, l’enfant de la guerre! 
 
*Mme Kadian a gracieusement accepté de partager les réflexions qu’elle a fait parvenir à journaldesvoisins.com avec nos lecteurs et lectrices. Nous l’en remercions. (2015-12-25) 




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