
Une entreprise installée à Ahuntsic-Cartierville, Illuxi, a investi un million de dollars en intelligence artificielle pour favoriser la requalification des travailleurs. La solution innovante qu’elle propose devrait aider les employeurs à préserver les emplois, ou du moins réduire autant que possible les pertes d’emplois avec l’arrivée de l’IA dans le monde du travail. Philippe Richard Bertrand, président d’Illuxi, explique au Journal des voisins comment cela est possible. Entrevue.
JDV : Est-ce que l’IA menace les emplois ?
PRB : Il y a 6,5 millions de Canadiens qui vont devoir être requalifiés d’ici 2030. Ce sont 800 000 personnes au Québec. C’est ce qu’on appelle une urgence de requalification. Pensez juste aux tarifs douaniers. Le premier ministre est devenu très nerveux avec la possible perte de 100 000 emplois. Imaginez 800 000 ! C’est une catastrophe annoncée.
JDV : Un besoin de requalification a-t-il toujours été ressenti dans le monde du travail ?
PRB : J’ai passé ma carrière à entrer dans une organisation et à y automatiser quelque chose, et il y avait généralement des pertes d’emplois dès que les consultants de mon équipe avaient fini de programmer un système.
JDV : Y avait-on songé avant de procéder à l’automatisation ? Il semble que non.
PRB : Pensez à une usine. Quelqu’un avait pour tâche d’y presser quelque chose, puis une machine automatique est arrivée. On lui a alors dit : « C’est terminé pour toi, mon ami, retourne chez toi. » Pourquoi ne lui a-t-on pas plutôt appris à programmer la machine ? Je ne parle pas de programmation évoluée, mais d’utilisation d’outils. Il y a des choses que l’on peut apprendre à un technicien, comme introduire des données dans une machine.
JDV : Cela vaut pour les machines, les usines, mais est-ce que c’est aussi possible lorsqu’il est question de gestion ?
PRB : On arrive dans une organisation et on dit qu’il faut couper, qu’il y a trop de gestionnaires. Mais plutôt que de renvoyer une personne qui a 20 ans d’expérience dans l’entreprise, pourquoi ne pas essayer de la requalifier, de lui confier une autre forme de gestion ? On ne peut pas sauver tout le monde, mais on essaie d’en sauver le plus possible, sinon cela va finir par devenir un drame humain.
JDV : Comment éviter le drame, justement ?
PRB : J’étais à Toronto le mois dernier [entrevue réalisée début mai] et j’y donnais une conférence devant 250 experts en développement des compétences. Ces gens-là bâtissent des contenus de formation, et ils détestent notre projet, parce qu’ils craignent que l’intelligence artificielle fasse leur travail à leur place. Mais en sortant de la rencontre, des gens venaient me voir pour me dire : « Là, on a compris que tu ne veux pas nous remplacer. » Bien sûr que non. Nous allons juste changer la façon dont ils bâtissent les formations, car il faut arrêter de faire de la formation générique, de la formation passe-partout pour tout le monde.
JDV : Concrètement, comment cela se passe-t-il ?
PRB : Nous avons développé une plateforme technologique qui permet aux organisations de faire de la formation. Une entreprise nous donne ses contenus de formation virtuels, nous les hébergeons, et nous les distribuons aux employés.
Notre plateforme comporte des examens ou des questionnaires qui permettent ensuite aux employeurs de s’assurer que les employés ont fait la formation et qu’ils ont bien compris son contenu.
JDV : Qui sont vos clients ? Et sur combien d’entreprises vos apprenants sont-ils répartis ?
PRB : Notre clientèle est constituée à 80 % d’organisations gouvernementales, auxquelles s’ajoute une cinquantaine d’entreprises qui utilisent notre plateforme – compagnies d’assurances, banques, ordres professionnels…
Nous prétendons quant à nous que, grâce à notre plateforme qui compte actuellement 250 000 utilisateurs, soit 250 000 apprenants répartis dans tout le Canada, nous avons acquis une expertise en ce sens.
JDV : On n’arrête pas de former le personnel à de nouvelles méthodes, de nouveaux logiciels, de nouvelles machines. Que changez-vous ?
PRB : Le problème avec le milieu de la formation, c’est que tous les employés ont la même formation sur le même sujet. S’il s’agit, par exemple, de réparer un vélo, tout le monde apprend à réparer le vélo de la même manière. Mais on ne teste pas les gens pour évaluer leur capacité à accomplir cette tâche. Il est pourtant évident que si on nous donne à toi et moi un vélo à réparer, l’un de nous risque de faire mieux que l’autre. La formation générique n’est donc pas adaptée aux besoins de chacun.
C’est pourquoi notre approche consiste à d’abord tester les connaissances des gens dans un domaine donné. Selon les résultats obtenus, le parcours de formation est ensuite personnalisé pour chaque individu.
JDV : Donc un principe de sur mesure ? D’approche individualisée ? Vous voulez pousser plus loin pour affiner la façon de former les gens et de reconnaître leurs compétences. N’est-ce pas quelque chose qui se fait déjà en gestion des ressources humaines ?
PRB : Un chef de division ou un cadre responsable peut évaluer les compétences particulières des personnes dont il a la charge. Mais dans les grandes organisations, on définit des thématiques annuelles. Si, cette année, on décide par exemple de travailler sur la gestion du temps des employés, ce sont des centaines de travailleurs qui vont devoir suivre la même formation. Et s’il se trouve que toi, tu es déjà très bon en gestion du temps, cette formation ne sera pas du tout adaptée à ta situation.
La science et les données nous démontrent que, dans 70 % des cas, la formation n’est pas adaptée aux besoins de l’apprenant parce qu’elle n’est pas personnalisée. Donc, au lieu de tester les connaissances uniquement à la fin, ce que nous proposons, c’est de les tester au début, pour voir où en est la personne par rapport à une thématique donnée, qu’il s’agisse de gestion du temps, de leadership ou de réparer un vélo, peu importe.
Le parcours de formation va ensuite se construire avec l’intelligence artificielle selon les résultats de l’individu. Ainsi, deux personnes qui suivent une formation sur une même thématique n’auront pas du tout le même parcours de formation, car celui-ci sera personnalisé.
JDV : Si je comprends bien, faire adapter ces formations par des humains, par des gestionnaires ou des formateurs, demanderait un travail colossal.
PRB : Ce serait carrément impossible, alors que l’intelligence artificielle peut facilement et rapidement le faire. L’IA va tester tes connaissances dès le début, puis, à partir des résultats, elle va aller chercher dans les documents de l’organisation les données dont elle a besoin par rapport à toi, pour déterminer ce dont tu as besoin, et elle va construire ton parcours de formation en conséquence.
JDV : Comment alimenter l’IA en contenu pour bâtir les formations ? Où prendra-t-elle ses données ?
PRB : C’est le deuxième volet du projet. Nous sommes en train de signer des ententes avec des producteurs de contenu. Ça pourrait être, par exemple, le journal Les affaires ou la revue Gestion des HEC. Cela va permettre à notre intelligence artificielle d’aller chercher des contenus pour bâtir les formations. Et au contraire des autres intelligences artificielles, nous payerons les producteurs de contenu.
JDV : Est-ce que c’est une intelligence artificielle qui vous est propre, que vous développez vous-même ?
PRB : Cela nous appartiendra à 100 %. Nous allons développer cette intelligence artificielle avec un centre de transfert technologique québécois, le JACOBB, installé au cégep Bois-de-Boulogne. Ce sera fonctionnel le 1er janvier 2026.
JDV : Vous nous annoncez donc que l’IA ne viendra plus voler des emplois et mettre des gens au chômage ?
PRB : On associe souvent l’intelligence artificielle à la perte d’emplois. Premièrement, plus précisément en matière d’éducation, nous pensons que nous pouvons requalifier les gens beaucoup plus rapidement qu’avec une formation en classe.
Deuxièmement, comme il y a une course contre la montre, il faut trouver une façon de faire les choses plus rapidement, et c’est beaucoup moins cher de proposer des formations par approche individualisée que d’asseoir des gens dans une salle à coup de 50 employés qui font tous la même chose.
JDV : Comment financez-vous tout cela ?
PRB : À ce jour, nous n’avons aucune subvention. Ce sont vraiment des fonds propres. C’est notre argent que nous investissons, assorti d’emprunts. Cependant, nous voulons un projet collectif. C’est pour cela que nous avons intégré un centre collégial de transfert technologique. De plus, la majorité de nos clients sont dans la fonction publique, donc, encore une fois, ça devient un projet de société. Il ne faut pas se le cacher – et je ne suis jamais gêné d’en parler –, je suis un entrepreneur, je suis dans les affaires pour faire des profits. Cela ne veut pas dire pour moi de rouler en Ferrari, mais de créer des emplois payants et de garder mon équipe au Québec.
JDV : Donc, tout se fait ici. L’hébergement aussi ?
PRB : Mon équipe est entièrement au Québec et nous en sommes très fiers. Nous sommes en train de réfléchir à la façon d’héberger cette solution sur le plan technologique. Nous avons des rencontres avec des hébergeurs souverains du Québec pour ne pas héberger cela sur les plateformes américaines
Cet article a été publié dans la version papier du JDV de juin 2025.
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