Parc Belmont, 1966 —
On se ferait une très pâle idée de ce que fut le parc Belmont si on pense qu’on y retrouvait la même atmosphère qui prévaut aujourd’hui à la Ronde. La Ronde est mécanisée, standardisée. Les manèges y règnent : à part quelques mascottes sympathiques et quelques spectacles bon enfant, on y voit peu d’humains, mais beaucoup de machines.
Le parc Belmont était un carnaval. On marchait parmi un tourbillon de cris, de clowns, de stands à friandises, de majorettes et de bonimenteurs qui s’écriaient : «Approchez! Approchez! Le spectacle va commencer! The show will begin! »
Le parc Belmont présentait certes une face joyeuse et enfantine : elle se dévoilait dans la barbe à papa, les feux d’artifice et les carrousels aux paisibles chevaux, mais s’y affichait aussi une face grotesque, macabre. Ici, on jouait avec la mort : cracheurs de feu, avaleurs de feu, avaleurs de poignards, maison hantée où le rire sinistre des revenants éclatait dans le noir. On lançait des poignards à de belles jeunes filles en bikini ou on les enfermait dans des boîtes qu’on transperçait d’une vingtaine d’épées.
Les sideshows étaient encore plus inquiétants. Ils portaient bien leur nom : «ils étaient sur le côté », « en marge » des attractions principales et ils présentaient des êtres marginaux. Des êtres difformes, des visages hideux, des nains, des géants, parfois même des déficients mentaux qui étaient affligés de curieux tics nerveux ou de bégaiements comiques; des manchots, des triplés, des femmes dans des corps d’hommes, des hommes dans des corps de femmes…
Il y avait un autre monde dans ce monde. Derrière le rideau des sideshows, grouillaient des créatures étranges qu’on contemplait quelques minutes et qui, heureusement, disparaissaient dans la nuit après leur tour de piste.
Des phénomènes étranges se produisaient au parc Belmont après la tombée du jour. La noirceur de la nuit couvrait les fils électriques, les génératrices et autres objets utilitaires pour ne laisser voir que la magie des feux incandescents et multicolores qui illuminaient manèges et chapiteaux. Parfois, dans le tumulte de cette foule dense et bruyante, dans le cliquetis incessant des lumières et des stimuli, un être étouffait, s’évanouissait et devait être transporté à l’infirmerie.
Plus inquiétante encore était la peur folle qui s’emparait de certains spectateurs parmi lesquels on retrouvait même des hommes costauds qui se vantaient de n’avoir peur de rien. On touchait une faiblesse cachée au fin fond de leur être et ils hurlaient de peur.
Le sideshow du « Revenant » était très populaire. Et pourtant, il était le plus coûteux de tous les sideshows du parc Belmont. Et pourtant il n’était pas situé près du « midway», l’allée centrale à proximité de laquelle on retrouvait les principales attractions.
Il se trouvait à l’extrémité nord du parc dans un endroit mal éclairé. Étrangement, on n’entendait rien de ce qui se passait à l’intérieur du chapiteau et les environs étaient plongés dans un inquiétant silence. Derrière des barrières rudimentaires, coulait,impassible,un long fil d’eau noire; c’était la rivière des Prairies.
L’entrée du chapiteau était gardée par une grande femme aux longs cheveux blonds étincelants, très belle, très distinguée, lettrée même. Alors que les figurantes du parc Belmont étaient à peine vêtues, elle portait une élégante robe noire qui descendait plus bas que ses genoux.
« Bonsoir, Messieurs Dames, bienvenue au spectacle du Revenant! Vous devez débourser seulement deux dollars pour contempler un authentique mort-vivant », disait-elle avec un fin sourire où perçait une légère ironie. Sa voix était douce; elle parlait un français excellent avec un léger accent britannique. Que faisait cette femme distinguée au milieu de cette foire?
Plusieurs hommes la fixaient longtemps et semblaient hypnotisés par cette apparition lumineuse. La plupart, même les plus vulgaires, n’osaient pas lui faire des avances, car il y avait entre elle et eux un fossé infranchissable.
Certains se risquaient toutefois à la regarder avidement et remarquaient qu’elle avait les yeux vairons; ils étaient en effet frappés par une tache de couleur rouille dans son œil gauche. Il y avait quelque chose de bizarre dans cette femme, quelque chose qui contredisait sa charmante apparence.
On entrait dans le chapiteau par une ouverture faite dans la toile. Passé cette ouverture, une première surprise : il fallait entrer par une petite porte dérobée dans un passage caverneux plongé dans un noir presque total.
Les parois étaient formées d’immenses blocs erratiques sur lesquels l’eau suintait et où croissait la mousse. Les visiteurs n’étaient éclairés que par une faible lumière provenant d’une alcôve à quelque trente mètres devant eux.
Ils découvraient là, dans un renfoncement du mur, un cadre illuminé de deux bougies. Dans le cadre, l’inscription latine « Praeteritum tempus – Boston College,1929 » et la photo d’un beau jeune homme d’une quinzaine d’années portant un veston-cravate.
Puis, les visiteurs poussaient une lourde porte de bois au-dessus de laquelle un écriteau indiquait la « crypta ». La porte grinçait sur ses gonds avec un crissement affreux, comme celui d’un ustensile qu’on frotte sur du métal, mais on était aussitôt accueilli par un son encore plus effrayant.
Dans un coin de cette nouvelle alcôve, beaucoup plus imposante que la première, prostrée au milieu d’une flaque,formée par l’eau qui suintait de la paroi, se tenait une naine aux traits amérindiens – ou était-ce un homme? – qui pleurait devant une pierre tombale. Derrière la pierre, une fosse et un cercueil ouvert.
La femme hurlait – sa voix était une sorte de cri aigu, pathétique et effrayé : « Il est mort, il est vivant! Il est mort, il est vivant! » Sa tête était toute petite, ses dents énormes et son crâne dégarni. Elle ne faisait aucun cas des visiteurs qui entraient dans la crypte; elle était dans une sorte de transe qui semblait devoir durer éternellement. Sur la pierre tombale était inscrit :« Alexander Samuel 1915-1938 ».
Au sommet d’une autre lourde porte, l’inscription « Inmortuus » écrite en lettres rouges. La dernière alcôve était la plus vaste des trois. On y retrouvait simplement un homme élégant vêtu d’un complet-veston, assis dans un confortable fauteuil de cuir. Les traits de cet homme ressemblaient étrangement à ceux du jeune homme que les visiteurs avaient entrevu dans la première alcôve si ce n’est que…
« Bonjour chers visiteurs, disait-il d’une voix douce et aimable. Je suis chimiste de formation. » On était surpris et soulagé de trouver dans ce lieu un être cordial et bienveillant, après les horreurs qu’on avait vécues… Puis, peu à peu, presque imperceptiblement au départ, on se sentait envahi par une peur atroce.
L’homme racontait son histoire d’une voix posée, paisible. Il était né aux États-Unis. Il était un brillant chimiste diplômé de Harvard… La voix était trop aimable peut-être? Et il y avait une sorte de lien mystérieux entre la sienne et celle de la jeune femme à l’entrée du chapiteau… Les spectateurs perspicaces avaient la pénible impression d’être tombés dans un guet-apens.
Le visage de l’homme était éclairé par deux torches, fixées au sol des deux côtés du fauteuil, et si on l’étudiait mieux, si on le regardait à travers différents angles, et à un moment où la lumière vacillante des flammes l’éclairait directement,on découvrait que, sous une mince couche de peau, il semblait y avoir autre chose.
L’homme poursuivait son long récit, racontant d’une voix paisible maintes péripéties, puis il y avait une légère inflexion dans sa voix, elle devenait plus grave et plus forte : «Un soir, à l’hiver 1938, j’étais avec un ami chimiste au laboratoire de l’université. Nous n’avions pas le droit d’être là à une heure si tardive… Mon ami a approché de moi une bouteille de méthane… Une explosion… Je suis resté dans un profond coma pendant plusieurs jours. À vrai dire, ma survie est étrange, exceptionnelle, presque inhumaine… »
À ce moment, la voix de l’homme se transformait en un rire dément et aigu qui semblait corroborer ses dires : cet homme n’était pas un homme.
D’un geste brusque, il enlevait son masque et découvrait un visage hideux, troué, décharné d’où saillaient seulement de longues dents comme s’il eut s’agit d’un rongeur ou, plus précisément, d’un rat-taupe nu, horrible animal strié de rides, aux longues dents et à la longévité surnaturelle.
Les visiteurs hurlaient de peur et s’enfuyaient enfin par une petite porte dérobée. L’homme au visage décharné ne riait plus, il était maintenant secoué par les sanglots. Une fois sortis du chapiteau et remis de leurs émotions, les visiteurs s’exclamaient : «Pauvre lui. Une vie affreuse. Impossible d’être en couple… Et un emploi dégradant où il met sa laideur en spectacle! »
***
Un soir de l’été 1966, un peu après minuit, une scintillante Porsche 911 roulait à toute allure sur le boulevard Gouin, insolente, insouciante du repos aristocratique des hommes et des femmes qui vivaient dans les grandes demeures qui le bordaient.
« Bon, il faut quand même qu’elle mange, dit le conducteur en s’esclaffant. J’ai donné cinq dollars à l’Indienne. C’était une très bonne soirée! » L’homme posa une main caressante sur le genou d’une magnifique jeune femme. Celle-ci cessa pour un moment de compter une épaisse liasse de billets de deux dollars qu’elle faisait passer de sa main droite à sa main gauche et baisa la joue de l’homme. « Il y a tout de même quelques avantages à être un mort-vivant! »,s’exclama-t-elle.
Bien qu’il allât à une vitesse folle, l’homme quitta la route des yeux un moment et plongea son regard dans les yeux de la femme. La rouille de son œil gauche semblait s’être illuminée.
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C’est « praeteritum tempus », le temps révolu/passé. On remarque que l’apparence, physique comme vestimentaire, des personnages féminins y est souligné davantage que celui des hommes et en des termes bien connotés. C’est étrange pour un texte de 2020.
L’auteur vous répondra sans doute, mais dans ce texte de fiction, nous ne sommes pas en 2020, mais en 1966.
L’intelligence et la ruse de la femme ont été soulignées : si vous êtes fin lecteur vous vous en apercevrez. Pour cela, il faudrait entrer vraiment dans le texte et se défaire un tant soit peu des idées à la mode de 2020. Surtout que l’idée centrale du texte n’a rien à voir avec l’apparence de la femme.
Nicolas Bourdon