La ruelle privée située entre les rues Saint-Laurent et Grande-Allée, au nord d’Henri-Bourassa, vue du côté sud du boulevard Henri-Bourassa. (Photo: François Robert-Durand)

Le dossier de la ruelle privée située entre Saint-Laurent et Grande-Allée, au nord d’Henri-Bourassa, chemine très lentement. Les solutions se font attendre, même si le dossier pourrait, par la bande, concerner des centaines de propriétaires montréalais…

L’histoire a fait grand bruit dans l’arrondissement, durant la dernière campagne électorale municipale : des Montréalais découvrent avec stupéfaction que leur ruelle, qu’ils utilisent depuis toujours, n’est peut-être pas une voie publique. Pire : un propriétaire d’un bout de ruelle peut, à tout moment, les priver du droit d’y passer! Ou leur exiger un loyer exorbitant en échange d’un droit de passage.

Le phénomène est particulièrement aigu dans Ahuntsic-Cartierville. L’arrondissement a découvert que 16 de ses 40 ruelles sont privées, en tout ou en partie. Ailleurs dans la métropole, c’est le cas d’une infime minorité de ruelles.

Rappelons qu’en août dernier, les riverains de la ruelle Saint-Laurent/Grande-Allée apprenaient avec stupeur qu’ils avaient perdu leur droit de passage dans leur ruelle. Qu’en fait, un des îlots de cette ruelle appartenait à un propriétaire qui ne résidait pas à Montréal. Il avait été vendu pour non-paiement de taxes à un agent d’immeuble pour 4000$ plus taxes, qui l’avait rapidement revendu à un entrepreneur propriétaire d’un service de changement de pneus de Laval, Tire X-Press Service mobile, M. Corneliu Tunea, pour la somme de 12 000$.

Ce dernier entend utiliser sa propriété comme stationnement pour ses camions. Dès les premiers jours, le ton monte rapidement entre les riverains et M. Tunea. Ce dernier réaffirme son droit d’utiliser sa propriété comme il l’entend et plante des poteaux dans le ciment, dans le but d’installer une clôture. Les poteaux disparaissent comme par magie quelques jours plus tard, ce qui enflamme davantage le dossier.

Fin septembre, fâché, M. Tunea écrit aux riverains pour leur signifier que s’ils veulent continuer à passer dans le bout de ruelle, ils devaient lui verser un loyer annuel de 7 000$, ou lui racheter son terrain pour 72 000$.

« Je n’essaie pas d’extorquer qui que ce soit, a-t-il déclaré au JDV à la mi-décembre. Le loyer que je demande, soit environ 70$ par mois pour chaque propriétaire concerné, représente ce que je paierais pour me stationner ailleurs dans Montréal. Ce n’est pas ridicule. Je suis pourtant chez moi! »

M. Tunea explique que quand il a acquis le terrain, son notaire lui a confirmé qu’il n’y avait aucune servitude de passage et qu’il pouvait en disposer comme il le voulait.

En fait, lorsque la Ville a revendu le lot au propriétaire précédent (pour non-paiement de taxes), elle aurait affirmé que cette vente annulait les servitudes en place depuis le début du 19e siècle. Lors de la dernière campagne électorale, la Ville a reconnu son erreur : ces servitudes demeuraient, malgré cette vente. Ce qui complique la situation, c’est que ces servitudes sont aussi inscrites aux actes de vente notariés de chaque propriété riveraine à la ruelle. Certains de ces documents datent d’un siècle.

Contre-attaque

Dans l’intervalle, les riverains appellent les policiers à chaque fois que M. Tunea stationne ses camions dans la ruelle. Les policiers se trouvent pris entre l’arbre et l’écorce, mais distribuent quelques contraventions. Car il semblerait qu’une ruelle est considérée comme un terrain vacant et qu’un règlement municipal interdit le stationnement sur tout terrain vacant. Une interprétation que conteste M. Tunea.

Mi-octobre, les riverains déposent une demande d’injonction en Cour supérieure, interdisant le stationnement ou l’érection de clôtures. L’injonction est obtenue le 26 octobre et M. Tunea s’y conforme à contrecœur.

« Ce dossier est devenu très compliqué, commente-t-il. Les riverains ont leur opinion, moi j’ai la mienne. Mais cette situation ne s’est pas produite du jour au lendemain. Les riverains font les anges, mais l’ancien propriétaire leur a proposé d’acheter le terrain avant moi. Ils ont envisagé de le faire, mais ils ont décidé de ne pas acheter. Ils utilisent depuis des années un terrain qui appartient à quelqu’un d’autre et pensent que c’est un droit acquis, mais ce n’est pas vrai. Ce terrain n’a pas de servitude. Mon notaire me l’a confirmé. Je trouve que, dans ce quartier, on ne respecte pas la propriété privée. Ailleurs à Montréal, ce serait différent. »

Pendant la campagne

« Nous étions en campagne électorale quand les résidents nous ont interpellés, expliquait à la fin décembre Nathalie Goulet, conseillère du district d’Ahuntsic-Cartierville. Malgré la campagne, nos services se sont penchés rapidement sur le cas et ont confirmé l’existence des servitudes. Si l’acheteur de ce lot se sent lésé, il n’avait qu’à faire ses vérifications avant d’acquérir le terrain. »

Mme Goulet ajoute que l’arrondissement et la ville-centre ont collaboré pour trouver une solution à ce problème, qui s’étend un peu partout à Montréal.

« Une stratégie est de réduire la valeur foncière de ces lots à 1$, ce qui leur enlève toute valeur commerciale, dit-elle. Cette solution doit être peaufinée avec le Service des finances de la Ville. Ce dossier est plus compliqué qu’il en a l’air. On envisage aussi d’autres avenues, comme un droit de préemption accordé à la Ville. Lorsqu’un propriétaire veut se départir de son terrain, la Ville aurait donc priorité pour l’acquérir. On veut aussi permettre aux riverains d’acheter leur ruelle, sous certaines conditions. »

Un des résidants concernés, François-Alexandre Gagné, qui est avocat et qui fait également partie de la demande d’injonction, a confié au JDV que ces projets sont intéressants, mais qu’ils ne règlent pas le dossier de la ruelle Saint-Laurent/Grande-Allée.

« Selon mon interprétation, la Ville ne peut saisir le terrain de M. Corneliu pour non-paiement de taxes, dit-il. Et nous sommes coincés avec lui en attendant d’obtenir un jugement sur le fond, quelque part au début janvier. Je ne vois pas pourquoi on n’obtiendrait pas gain de cause. »

Pour Mme Goulet, l’injonction confirme le droit acquis des riverains. Pour elle, ce dossier est réglé, puisqu’ils ont accès à leur ruelle sans restrictions. Ce que conteste M. Gagné. Ce dernier ajoute que le cafouillage autour de la perte supposée des servitudes lors de la vente pour non-paiement de taxes a porté préjudice aux riverains. Pourraient-ils poursuivre la Ville ?

« Nous aurions une cause, répond-il. Mais affronter la Ville en cour, c’est tout un défi. On préférerait que la Ville exproprie tous les lots qui ne lui appartiennent pas dans notre ruelle, ajoute-t-il. Ça concerne une trentaine de maisons dont la valeur varie de 650000$ à 3 millions $. Les propriétaires versent des centaines de milliers de dollars de taxes annuelles, ainsi que d’importantes taxes de bienvenue. Qu’est-ce que ça représenterait pour la Ville de verser quelques dizaines de milliers de dollars pour régulariser la situation ? »

Natalie Goulet ne le voit pas du même œil :

« Je me demande si c’est de la saine gestion des fonds publics que de faire l’acquisition de ces terrains à des prix incroyables alors qu’ils sont déjà grevés d’une servitude, dit-elle. Je me sentirais plus à l’aise si les riverains les achetaient eux-mêmes. Mais je sais que c’est compliqué… »

L’expropriation est pourtant la solution la plus logique, selon un expert consulté fin-septembre par le JVD. Me Jean Hétu, avocat, professeur émérite à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et spécialiste en droit municipal, considère que la Ville devrait exproprier dès maintenant tous les lots privés dans les ruelles de Montréal. M. Hétu considère qu’en cas de désaccord, les propriétaires disposent de recours devant le Tribunal administratif de la Ville.

« Ça ne coûte rien d’exproprier des ruelles, a-t-il dit au JDV. Ce ne sont pas des terrains à plusieurs millions. »

Nathalie Goulet prêche la patience :

« On va donner l’heure juste et offrir des solutions dans les prochains mois. On veut juste se donner le temps de bien faire les choses. »

 



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