Leo Braia et son père Biase, propriétaires de la cordonnerie Biagio. (Photo: Toma Iczkovits, collaboration spéciale)

Les cordonneries sont de véritables institutions de quartier, phares dans la nuit pour tout citoyen aux semelles usées et pantalons à la fermeture brisée. Si elles semblent bien ancrées dans la vie de quartier, nombreux sont leurs enjeux: entre manque de main-d’œuvre et absence de formation officielle, les cordonniers s’inquiètent de l’avenir de l’industrie.

Ils se font rares! Selon les données du Gouvernement du Québec, 600 cordonniers étaient en emploi en 2021 dans la province, pour une population totale de 8,6 millions la même année. Ce corps de métier est d’ailleurs à majorité masculin: 71,8 % d’hommes pratiquent cet emploi contre 28,2 % pour les femmes.

Le mot cordonnier trahit ses origines: il est tiré de l’ancien français «cordoan», qui fait référence à Cordoue, une ville en Espagne où se fabrique le fameux cuir de Cordoue. Celui-ci, gaufré de manière ornementale, sert surtout à la confection de meubles divers.

Jusqu’au 18e siècle, les cordonniers étaient des fabricants de chaussures tandis que les «savetiers» réparaient les souliers. C’est au 20e siècle que le métier de savetier disparaît avec la fabrication industrielles des souliers: le cordonnier se spécialise alors dans la réparation de ceux-ci.

Le Journal des voisins vous emmène à la rencontre de deux cordonneries dans l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville, qui ne sont pas épargnées par les enjeux actuels de l’industrie, bien que le métier s’y pratique depuis plus de 50 ans.

Une affaire de famille

Si le métier de cordonnier s’apprend selon la méthode ancestrale en Europe, comme à la prestigieuse Scuola del Cuoio (école du cuir) à Florence, aucune formation n’existe au Québec. La cordonnerie est par ailleurs considérée comme un sous-domaine, appartenant au secteur de la mode et de la production textile, engendrant ainsi un manque total de subvention pour les artisans cordonniers.

Pour les artisans québécois, la seule école demeure donc celle du mentor. Un jeune est pris sous l’aile d’un cordonnier expérimenté qui lui apprendra alors les ficelles du métier, et ce dès l’âge de 14 ans.

Leo Braia, propriétaire de la cordonnerie Biagio. (Photo: Toma Iczkovits, collaboration spéciale)

Leo Braia, propriétaire de la cordonnerie Biagio, située au 1125, rue Fleury Est, n’a pas échappé à la règle: il apprend le métier aux côtés de son père tout en menant ses études en économie, avant de se laisser séduire par le milieu de la cordonnerie.

Son père, Biase Braia, est quant à lui devenu artisan cordonnier en Italie, dans la petite ville de Torella située dans le Campobasso. Il poursuit sa formation en Suisse, où il se perfectionne chez Bally (une maroquinerie de luxe) et dans des kiosques de rue en remplacement d’autres artisans.

Arrivé au Canada, il lance sa cordonnerie sur la promenade Fleury. Voilà 30 ans que le fils, Leo Braia, a repris l’affaire familiale, qui est encore aujourd’hui largement reconnue par le quartier. Selon l’artisan, il faut toutefois «toute une vie» pour apprendre le métier.

Déclin du métier

Ce manque de formation engendre un manque de main d’œuvre flagrant dans l’industrie de la réparation de souliers. Si des artisans décident d’endosser le rôle de mentor pour former la nouvelle génération, beaucoup s’inquiètent que les nouveaux artisans décident d’ouvrir leur propre enseigne au profit de reprendre l’entreprise existante.

Éric Bussière, propriétaire de la cordonnerie Kelly située au 139, boulevard Henri-Bourassa Est, s’attriste du nouveau visage de l’industrie: «Je ne vois pas vraiment un avenir prometteur pour la cordonnerie, c’est plate…», témoigne l’artisan, qui a lui aussi appris le métier aux côtés de son père.

Pour lui, sans subvention ni relève possible, le métier risque bien de se perdre. Il espère l’émergence de solutions, notamment de la part des institutions gouvernementales, comme l’abolition des taxes sur les réparations (qui en étaient jadis exemptées).

Éric Bussière, propriétaire de la cordonnerie Kelly. (Photo: Toma Iczkovits, collaboration spéciale)

Contrefaçons, sans façon!

Les cordonniers font face à d’autres enjeux considérables au quotidien, dont l’appauvrissement des matières. Les souliers ne sont en effet plus manufacturés de la même manière qu’autrefois, les matériaux synthétiques étant désormais largement utilisés.

Les artisans doivent donc s’adapter à ce nouveau marché et s’affublent de nombreuses nouvelles colles, rendues indispensables bien que peu fiables, afin de mener les mêmes réparations. Pour Éric Bussière, une paire de chaussures de moins de 100 $ ne vaut pas la peine d’être achetée: elle ne pourra jamais être réparée, ou elle engendrera tout simplement des coûts qui excéderont vite le prix d’achat.

Le plastique a lui aussi remplacé des matériaux tels que le caoutchouc, qui se vend aujourd’hui à prix d’or et rebute les manufactures qui cherchent à faire du profit. Les matières synthétiques posent des problèmes de qualité, mais aussi d’aération du pied ou encore d’usure plus rapide des semelles.

Il est donc essentiel de se renseigner avant d’acheter: la conception et la fabrication sont deux choses différentes et devraient être surveillées. Gare aux marques trompeuses, telles que Pajar, qui affichent une feuille d’érable sous couvert d’être 100 % canadienne: les souliers sont majoritairement manufacturés en Chine, bien qu’une petite portion de leur collection soit en effet faite au Québec.

Éric Bussière, propriétaire de la cordonnerie Kelly. (Photo: Toma Iczkovits, collaboration spéciale)

Bien choisir son artisan

Éric Bussière témoigne qu’il est essentiel de bien choisir son artisan pour les travaux de réparations recherchés, racontant que «certains vont prétendre avoir les compétences», comme pour les travaux de teinture par exemple. M. Bussière, à l’instar de Leo Braia, ne les pratique plus depuis de nombreuses années: le manque de ventilation dans les cordonneries en est la principale raison.

C’est un certain Jean Sauriol, propriétaire des Teintures Sauriol (situé au 7396, rue Saint-Hubert), qui se consacre à l’ouvrage de teinture de nos deux témoins du jour. Mais il s’occupe aussi des trois quarts de l’ensemble des cordonneries de Montréal! Il est en effet le seul véritable teinturier de la métropole, usant des méthodes semblables à la tannerie et non en vaporisant ce vernis à l’aérosol que proposent nombre de cordonniers.

Jean Sauriol s’inquiète lui aussi de l’avenir de son entreprise et à la protection de ce savoir-faire. Il souhaiterait trouver quelqu’un à former, qui rachète à terme son commerce au lieu d’en ouvrir un autre ailleurs, ou bien encore «un jeune tombé du ciel qui serait déjà formé».

Écoutez le balado réalisé par notre journaliste audio Caroline Kunzle:

Dans ce balado, vous allez entendre les histoires de ces entreprises familiales. Vous en saurez plus sur le métier de cordonnier: de quoi a l’air une journée typique, qui est sa clientèle, quels sont les objets les plus souvent réparés et ceux qui sont les plus incongrus.

Vous apprendrez aussi quels changements ces cordonniers ont observé au fil du temps. Finalement, il semble que ce métier soit en voie de disparition. Nous vivons dans une société de surconsommation où les gens ne pensent plus à réparer et à une époque où ce genre de métier ne s’apprend plus dans les écoles. Y a-t-il quand même de l’espoir? Les cordonniers nous proposent des solutions qui pourraient faire la différence. Par Caroline Kunzle


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