L’hiver, à tous les dimanches, je jouais au hockey avec deux de mes amis du Collège Mont-Saint-Louis à la patinoire du parc Nicolas-Viel. On jouait un peu plus d’une heure, puis à 16 h, on devait malheureusement libérer la patinoire pour la séance de patinage libre.
Première rencontre
C’était un beau dimanche au début du mois de mars; on a déjà enlevé les deux buts de la patinoire et on s’apprête à partir quand je crie – en vérité, j’ai plutôt chuchoté pour ne pas être entendu des autres patineurs – à mes deux amis: «Les gars! Regardez les trois belles filles qui viennent d’arriver sur la patinoire. Il faut rester!»
De 16 h à 17 h, les danses viennoises sont au programme du patinage libre. Les patineurs font le tour de la patinoire; quelques-uns patinent à toute vitesse, mais la plupart ont adopté le rythme de la promenade. Les filles nous lancent des regards furtifs et pouffent de rire sans aucune raison. Il se passe un bon moment avant qu’on décide d’accélérer pour les rejoindre. On est maintenant tout juste derrière elles; leurs longs cheveux volent dans le vent et on sent leur parfum enivrant, mais leurs coups de patin se font plus rapides et elles nous laissent planter là.
Elles sont à une bonne trentaine de mètres de nous, mais elles nous lancent encore des œillades et rient de plus en plus bruyamment. Je trouve que l’une des filles, la plus grande, est d’une extraordinaire beauté; il me semble que je n’ai jamais vu une aussi belle fille de toute ma vie!
Je patine jusqu’à elles, je les dépasse et je me retourne vivement de manière à leur faire face en patinant à reculons. Je suis un très bon patineur; je patine depuis que j’ai cinq ans, mais je la vois maintenant de face, je tressaille et je tombe presque à la renverse.
Elle rit, mais moins fort que ses compagnes; elle semble un peu troublée de me voir si près d’elle. Nous faisons un tour ainsi sans parler, mais les trois filles disparaissent bientôt dans un grand éclat de rire. Les haut-parleurs se taisent; des employés viennent arroser la glace.
La semaine passe avec une lenteur insupportable. Je suis habituellement un bon élève, mais là, je suis dans mon cours de latin et ce que dit le professeur me passe dix pieds par-dessus la tête. Mais enfin, nous sommes vendredi, puis samedi, et enfin dimanche!
Deuxième rencontre
Pour la première fois depuis que je patine au parc Nicolas-Viel, j’ai hâte que la séance de hockey prenne fin! Cinq minutes avant la séance des danses viennoises, on enlève nos tuques; il fait un froid de canard, mais on veut être beaux pour les filles!
Elles tardent; elles ne sont pas là! Enfin, aux premières notes du Beau Danube bleu de Strauss, elles font leur apparition. De longues minutes s’écoulent comme la dernière fois: les filles nous regardent en riant, mais je prends enfin mon courage à deux mains, je vais voir ma belle qui patine main dans la main avec ses deux amies, je lui donne une petite tape dans le dos, elle se retourne, et je ne sais trop pourquoi j’ai commencé ce petit jeu avec elle… peut-être est-ce un mélange de gêne et de goût pour le théâtre, mais je lui demande: «Madame, me feriez-vous l’honneur de patiner avec moi?
– Bien sûr, comte von Prout!» me répond-elle du tac au tac en éclatant de rire et elle me donne sa main.
Mes deux amis nous rejoignent rapidement et prennent la main des deux autres filles.
«Vous patinez bien, comtesse von Choucroute!
– Et vous de même, comte! Mais je me demande pourquoi vous n’avez pas de couvre-chef. Votre nez est tout rouge et vos oreilles se sont transformées en glaçons.
– Je veux être élégant pour vous Madame et pour vous être agréable, je sacrifierais bien mon nez et mes oreilles.
– C’est bien aimable à vous, mais vous savez que je serais incapable d’aimer un homme amputé!»
Puis elle éclate à nouveau de rire. Son rire m’émeut tellement que je tremble et qu’à nouveau j’ai peur de tomber.
«Où habitez-vous comtesse?
– Dans un petit château en banlieue de Vienne.»
Misère! Elle continue sur le ton du jeu, alors que j’aurais voulu avoir une vraie réponse.
«Vous êtes merveilleusement belle, comtesse von Choucroute!
– Vous êtes bien téméraire de me dire cela, von Prout. Vous ne perdez pas de temps!
– Comtesse, considérez les deux faits suivants: vous êtes si belle et la vie est si courte.»
Mais la musique s’éteint et une de ses amies s’écrie avant qu’une autre valse commence: «On change de partenaire!»
Maudite fille! Je l’ai surnommée la «petite démone». Elle prend ma main et m’entraîne. Ses yeux sont espiègles; elle rit sans arrêt, peut-être trouve-t-elle comique d’avoir mis fin à notre jeu!
Elle est très belle elle aussi, mais avec elle, il n’y a aucun charme, aucun jeu; on se «tutoie», il n’y a pas de «von Prout» ni de «von Choucroute». Seulement une conversation banale, si on peut appeler «conversation» un échange de quelques mots. Même chose avec l’amie suivante. Mais enfin je retrouve la comtesse!
«Ah! Enfin! Von Prout je suis heureuse de vous ravoir comme compagnon!
– Et moi de même! Je voudrais patiner seulement avec vous.
– Votre réputation de séducteur vous a précédé von Prout! Je suis certaine que vous avez dit cent fois ce genre de compliment à des filles avant moi.
– Comtesse von Choucroute, vous me connaissez mal. Entendez-vous battre mon cœur?»
Tout me semble aller trop vite; la beauté incroyable de la scène, la lumière rose du crépuscule, le flot des patineurs et la valse me donnent le tournis. Il est près de 17 h; je dois tenter quelque chose!
Je la devance brusquement, je me retourne, j’enlève mes mitaines, elle enlève les siennes et nos deux mains se touchent.
«Vous savez Comtesse que la semaine dernière j’ai failli tomber à la renverse devant l’éclat de votre beauté.
– Faites attention Von Prout! Je tiens beaucoup à vous!» me dit-elle avec un sourire délicieux où je crois déceler une nuance d’inquiétude.
Elle est devant moi, tout près de moi, son visage touche presque le mien.
«Comment tu t’appelles?
– Émilie.»
C’est déjà la fin des valses viennoises! Nous patinons ensemble encore une minute, mais la petite démone crie: «Émilie, viens-t-en!» Puis ma belle comtesse me lance son plus beau sourire et elle disparaît avec ses deux amies qui, comme toujours, pouffent de rire.
Le dimanche suivant, il pleut à boire debout. Je vais à la patinoire tout de même. Dans l’attente de quoi? Un miracle? La patinoire n’est plus qu’une grosse flaque d’eau. Je ne patinerai plus cet hiver-là.
Depuis, je me suis toujours demandé si entre elle et moi, ça n’avait qu’été qu’un jeu. Je me suis posé cette question à l’époque quand j’étais jeune et je me la pose encore aujourd’hui alors que je suis vieux. Et je dois vous avouer que je me pose parfois deux questions encore plus douloureuses: est-ce que toute ma vie n’a été qu’un jeu? Est-ce que mon jeu avec elle a été la seule chose réelle de mon existence?
L’auteur de ce texte de fiction, Nicolas Bourdon, est professeur, auteur et collaborateur au Journal des voisins. Il tient la chronique «Dans la tête du prof» dans la version imprimée du JDV, le journal papier.
Lisez sa nouvelle précédente, parue en février 2024: Un cœur en automne.
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Jolie fiction !