La beauté nous file entre les doigts comme des grains de sable fin. Que sont devenues les maisons victoriennes de la Grande-Allée à Québec, la chapelle des Franciscaines, la maison Busteed, la maison Boileau, le manoir Taschereau, les somptueuses résidences de la rue Sherbrooke à Montréal? Démolies. Disparues. Depuis 1970, 40 % de notre patrimoine architectural a été rayé de la carte.
Mon frère a pour devise : « La beauté sauvera le monde. » Il y a peut-être dans cette phrase toute sa vie, toute sa philosophie; l’idée que l’être humain a besoin d’être entouré de beauté pour vivre est centrale à son existence : « Sinon, nous ne sommes que des robots; les robots peuvent très bien vivre au milieu de structures rectangulaires sans âme, au milieu du brutalisme soviétique, mais pas les êtres humains. On a besoin de beauté! »
Le corollaire de cette maxime est cependant que si la beauté est inexistante, le monde court à sa perte. C’est un peu ce qui arrivait à mon frère : à chaque démolition d’un bâtiment patrimonial, il mourait un peu plus. J’ai toujours été étonné par sa passion. Je me définis comme un libéral : essentiellement, je milite pour les droits individuels et j’aime beaucoup l’argent. Je suis avocat et je suis ce qu’on appelle un « réseauteur »; j’ai des amis dans plusieurs partis politiques et mes amis sont parfois les ennemis de mon frère!
Ce n’est que tard dans ma vie que j’ai été un peu ébranlé par sa ferveur. De fines racines de culpabilité se sont mises à pousser dans les rares interstices laissés vacants par mon libéralisme et je me suis mis à donner un peu d’argent et quelques conseils à Patrimoine Québec, l’organisme sans but lucratif de mon frère.
La voracité des promoteurs immobiliers est insatiable, l’économie du Québec tourne à plein régime et les démolitions se succèdent à une vitesse affolante. Mon frère était donc impliqué dans une infinité de causes. Je pense que tant qu’il travaillait encore, il avait d’autres soucis qui lui permettaient d’éviter de vouloir « sauver la beauté » à tout prix et même au prix de sa santé, mais, à sa retraite, il s’est jeté corps et âme dans la sauvegarde du patrimoine.
Je suis beaucoup plus jeune que mon frère et je n’ai pas beaucoup connu mon oncle Jacques. Il était cultivateur en Beauce et un défenseur acharné des petits producteurs et commerçants. Il a milité ardemment contre la construction d’un centre commercial dans sa petite ville, mais les élus vantaient la prospérité générée par le projet et, malgré une forte opposition citoyenne, une horreur beige, entourée de stationnements, s’est mise à pousser là où on retrouvait auparavant un joli parc. Mon oncle a loué un bulldozer et a réussi à démolir quelques murs avant d’être arrêté. Il a fait quelques mois de prison et la légende veut que la chanson « La rue principale » des Colocs soit inspirée de cet événement. Mon frère a toujours auréolé de gloire le combat de mon oncle et, je pense qu’il a hérité de son courage ou de sa folie, selon le point de vue qu’on adopte. « Mon oncle était un héros! dit-il souvent. Pas comme notre père qui se contentait de faire du 9 à 5, de prendre une ‘tite bière et de regarder le hockey! »
Mon frère a livré un combat héroïque, et sans doute perdu d’avance, contre les promoteurs immobiliers et la Ville de Québec qui ont défiguré le quartier patrimonial de Sillery en transformant de magnifiques résidences appartenant à des communautés religieuses en énormes condos pour riches.
« Il y a quelques mois, me disait-il récemment, un ami de Québec – un riche comme toi! – me dit que mes efforts n’ont pas été vains : ils ont préservé la chapelle du couvent des Sœurs de Sainte-Jeanne d’Arc. Je vais le visiter. La magnifique chapelle a été transformée. Elle est maintenant de style “boomer décadent” : les magnifiques vitraux relatant la vie de Jeanne d’Arc ont été préservés, mais la chapelle est maintenant une piscine; on y trouve aussi des chaises longues, un spa et des palmiers! Mon ami me regardait avec un sourire joyeux; il attendait mon approbation. Il y a eu un moment de silence. Je n’ai rien dit et je suis sorti de la piscine à toute vitesse. Pas capable de voir ça plus longtemps! Les municipalités ne le diront pas ouvertement, mais c’est le compte de taxes qui compte. Québec engrange des millions en taxes avec ces nouveaux condos! »
Nous habitons tous deux dans Ahuntsic et la dernière cause qu’il a embrassée est la sauvegarde de la maison de style shoebox du 9924, av. Millen. « Il reste peu de shoebox à Montréal. Ce sont de belles petites maisons qui témoignent du passé ouvrier de la ville. Si on arrive à la protéger, ça pourrait être un précédent! Il faut qu’Ahuntsic reconnaisse comme Rosemont la valeur patrimoniale de ses shoebox et se dote d’un règlement. J’ai réussi à convaincre des jeunes à se joindre à notre équipe. On va être nombreux au comité d’urbanisme! »
En effet, les élus de l’arrondissement furent étonnés de voir une bonne trentaine de citoyens, parmi lesquels on retrouvait plusieurs jeunes, s’entasser dans la salle de conférence de l’hôtel de ville. Les propriétaires, deux couples dans la fin vingtaine, étaient vêtus de tenues sportives; on eût dit qu’ils allaient au gym plutôt qu’à une audience. Les deux femmes portaient de gros bijoux en or et un des hommes portait des lunettes fumées. Ils n’habitaient pas dans l’arrondissement.
« Ça sent le flip à plein nez », me chuchota mon frère.
Les propriétaires, accompagnés d’un architecte qui avait un air raffiné avec son complet et ses souliers vernis, eurent beau jeu de faire valoir que la shoebox n’était pas reconnue comme un bien patrimonial. De plus, dirent-ils, l’architecture du bâtiment avait été considérablement altérée au fil des ans si bien qu’on ne pouvait plus vraiment parler d’une authentique shoebox.
Mon frère répliqua avec précision, rappelant que toutes les caractéristiques de la shoebox (un seul étage, toit plat, couronnement de qualité) étaient réunies dans la maison du 9924, av. Millen et que ce n’était pas quelques modifications superficielles, quelques ajouts à la façade, d’ailleurs assez réussis, qui changeaient quoi que ce soit à la qualité architecturale du bâtiment.
J’ai toujours peur que mon frère s’emporte et perde les pédales, mais, cette fois, il sut garder son calme; certes, sa voix tremblait quelque peu. Sa passion transparaissait, mais elle donnait une pointe de pathos à son discours qui sut toucher autant le cœur que la raison.
Je sentais que les membres du comité d’urbanisme étaient ébranlés par le discours de mon frère. Ils l’écoutaient attentivement et certains hochaient la tête en signe d’approbation. Deux mois plus tard, le comité rendait son verdict : le permis de démolition demandé par les propriétaires leur était refusé.
« Victoire! Victoire! » s’écria mon frère. Ce septuagénaire avait retrouvé sa jeunesse et sautillait sur place en levant les bras au ciel comme le font les footballeurs qui marquent un but. Il n’y aurait plus de maison Boileau, il n’y aurait plus de maison Busteed! Désormais, le bon sens allait prévaloir.
La victoire semblait définitive, mais, dans l’ombre, les propriétaires s’agitaient. Un mois après leur défaite, ils demandaient un permis de rénovation qu’ils obtinrent quelques mois plus tard. Mon frère n’avait aucune idée de ces tractations; il partit cet été-là en vacances à son chalet dans l’insouciance et l’enthousiasme.
À la mi-août, il reçut un appel catastrophé d’un jeune membre de son groupe : « Viens voir! Viens voir! lui disait-il. Ils ont construit ça à une vitesse folle et c’est une horreur! »
Il revint à Montréal à toute vitesse et se rendit directement au 9924, av. Millen. Ce qu’il vit le sidéra. La shoebox avait été complètement transformée, aussi bien dire démolie. Un gros bloc de béton noir l’avait remplacée; on eût dit une météorite tellement il s’agençait mal avec les duplex avoisinants. Il était trois fois plus grand que la shoebox, occupait toute la superficie du terrain et dépassait de deux mètres les maisons voisines.
Mon frère téléphona sur le champ à la mairie de l’arrondissement. On lui dit que le maire était en vacances et qu’il le rappellerait dans quelques jours. Une semaine passa; il n’avait toujours pas de réponse. Il réussit enfin à parler à un conseiller municipal qui lui confirma que tout « avait été fait dans les règles de l’art ».
– La démolition a été évitée; c’est le principal!
– Vous riez de moi. Êtes-vous allés voir la maison?
– Non, mais le comité d’urbanisme a approuvé le plan de rénovation et les rénovations ont été faites en conformité avec les règlements.
– Des rénovations? Il ne s’agit pas de rénovations, mais de démolition, hurla mon frère.
– L’entente avec le propriétaire stipule qu’il doit conserver 50 % de la propriété existante…
– Cinquante pour cent! On est plus dans le 0 %! C’est une horreur, m’entendez-vous! Une horreur!
– Monsieur, s’il vous plaît, calmez-vous, je fais les vérifications et je vous reviens dans quelques jours.
Mon frère n’eut aucune nouvelle. Il rappela plusieurs fois le conseiller municipal et finit par perdre patience; avant de raccrocher, la secrétaire lui dit d’un ton péremptoire : « Monsieur, nous ne tolérons aucune forme de harcèlement. »
Cette défaite devint une obsession. Je sentais que mon frère commençait à sombrer « dans l’abîme du Rêve » pour reprendre les mots de Nelligan. Il ne parlait que de ça, il disait qu’on « l’avait roulé ». « On nous a fait croire à une victoire pour nous endormir, pour qu’on baisse la garde! C’est mesquin! » Je songeais avec inquiétude que mon frère pouvait perdre la carte comme mon oncle jadis.
La « météorite » fut bientôt mise en vente. Conformément au plan initial des propriétaires, la petite shoebox avait été convertie en « trois résidences de prestige », selon les mots de l’agente d’immeubles. Chaque unité coûtait 950 000 $. « La maison d’origine a été rénovée à 99 % », écrivait aussi l’agente.
« Hé! Hé! C’est pas tous les jours que la vérité sort de la bouche des agents », s’écria mon frère en voyant l’annonce.
Son humour désinvolte cachait sa fureur. Il était pris de tremblements et des larmes écorchaient sa voix.
– Ne fais pas de folies. Surtout, ne fais pas quelque chose que tu pourrais regretter.
– Ne t’inquiète pas; j’ai passé l’âge des folies. Je vais me calmer en lisant un beau livre d’architecture, me dit-il en m’embrassant.
Je le quittai un peu rassuré, mais le lendemain matin, une amie m’appela catastrophée : « Je pense bien que c’est ton frère qui a fait ça! »
Je sautai dans mon auto et filai à la maudite maison. Pendant la nuit, un vandale, muni d’une bombe de couleur rouge criarde, avait recouvert ses murs de graffitis : « architecture fasciste », « architecture excrémentielle », « l’horreur tombée du ciel », « l’argent avant la beauté », « le flip est toujours un flop » et, dans un style un peu plus vert : « gros crisse de tas de marde ».
Contrairement à l’anonymat qui entoure habituellement le vandalisme, mon frère avait signé ses méfaits. Il dut payer une importante compensation financière aux propriétaires, et conséquence plus désastreuse encore, son groupe, dont il était l’âme dirigeante, se morcela. Les jeunes, embarrassés par son geste, le désertèrent. Mon frère était seul maintenant, alors que la quête qu’il menait nécessitait un important soulèvement collectif. J’ai conservé dans ma mémoire une image tragique de lui quelques jours après son échec : nous sommes dans son salon, il boit un digestif et il est dans un état d’ébriété avancé; je lui parle, mais il ne me répond pas. Ses yeux sont ailleurs; son esprit semble avoir quitté notre monde.
Plusieurs mois après cette crise, un ami m’invita chez lui à « une assemblée de cuisine » du parti d’opposition à la Ville de Montréal, mais, entendons-nous une assemblée de cuisine bourgeoise, qui n’avait plus rien à voir avec le monde ouvrier.
Le parti avait bon espoir de prendre le pouvoir aux prochaines élections. Il y avait là plusieurs professionnels qui gravitaient pour l’essentiel dans le monde de l’enseignement, des médias et de la publicité. Les hommes portaient de chics vestons, mais, comme s’ils voulaient réprimer l’impression de richesse qui s’en dégageait, ils complétaient leur savante tenue par des jeans ou des espadrilles. Les femmes, elles aussi, portaient des jeans, des pantalons cargo et de simples camisoles, qu’elles voilaient parfois d’une veste, mais des bottes de cuir, des sandales de marque Michael Kors, des bijoux Gucci et une foule d’autres petits détails trahissaient leur appartenance à la classe moyenne supérieure.
L’hôte, qui cherchait à se faire élire comme conseiller d’arrondissement, avait lui-même préparé des hors-d’œuvre qu’il servait accompagnés d’un bourgogne aligoté. Il était un fervent partisan des ruelles vertes.
Je discutais paisiblement avec deux amis tout en savourant un ceviche de pétoncles lorsque j’entendis une voix qui m’était familière. Je m’approchai d’un petit groupe qui semblait hypnotisé par un homme et je reconnus l’architecte du 9924 av. Millen. « Tout ce qui est vieux n’est pas nécessairement à conserver, disait-il d’une voix enthousiaste. Bien sûr, on conserve les maisons du Vieux-Montréal! Mais est-ce qu’on veut conserver une maison délabrée seulement parce qu’elle a été construite avant 1950? Non! »
Les quatre invités qui le regardaient hochaient la tête. Je reconnus le conseiller municipal qui avait dit à mon frère que « tout avait été fait dans les règles de l’art » dans le dossier du 9924, av. Millen.
Le conseiller avait un air mal assuré, riait à tout propos, et tanguait sur place. – N’empêche, tu m’as caché des choses! dit-il à l’architecte en rigolant. On a toujours parlé de transformation et non de destruction!
– On a conservé les parties non visibles de la maison!
– Les parties non visibles! Ah! Ah! Très drôle. Tu ne m’y reprendras pas. Je t’ai à l’œil.
On eût dit un professeur tançant gentiment son élève. L’élève savait qu’il n’avait rien à craindre; il pouvait faire la pire des bêtises, il serait toujours le chouchou du professeur.
La chronique L’histoire qui fait l’histoire, dans laquelle Nicolas Bourbon écrivait des textes de fiction pour le Mag papier – la version imprimée du Journal des voisins –, est dorénavant publiée uniquement en ligne (journaldesvoisins.com).
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C’est bien dommage. Cette chronique était parmi mes préférées dans la MAG papier.