Les cageux (Crédit: Musée virtuel du Canada)

Village de Cartierville, juillet 1879

Mrs. Cynthia Ogilvie avait passé une journée exécrable : d’abord, elle avait eu une mauvaise nuit et s’était réveillée tout en sueurs; la chaleur moite de cette fin juillet s’étendait même au nord de Montréal et à ses belles demeures victoriennes.

« En fait, je ne me plains pas; l’air est beaucoup moins vicié ici qu’en ville, mais quand même… »

Mrs. Ogilvie prenait le thé dans sa cour avec son amie Mrs. Perry.

Elles portaient des robes de soie blanche dont la couleur ressemblait à celle des cumulus qui flottaient doucement au-dessus de leurs têtes.

Mr. Ogilvie portait un petit chapeau rond qui lui donnait l’air d’un aventurier colonial britannique. Il était vêtu avec goût; seul accroc à l’élégance : ses pieds étaient nus. Il aimait sentir sous ses pieds la douceur du gazon que venait de couper leur jardinier.

Il s’était avancé à l’extrémité nord de leur propriété pour contempler, à l’aide de sa longue-vue, un point grisâtre qui s’avançait sur la rivière des Prairies. Il allait à une grande vitesse… À une trop grande vitesse peut-être?

Les contours du petit point gris devinrent bientôt discernables. C’était une sorte de carré ou plutôt de rectangle; c’étaient des fourmis, et bientôt, à mesure que la chose se rapprochait, ce furent des hommes qui s’agitaient sur cette espèce d’immense radeau.

« … Mais quand même… Il m’a fallu demander à notre gouvernante de reprendre le lavage du plancher. Je pense que nous allons la congédier… Et juste au moment où elle a enfin terminé, mon petit Édouard échappe un pot de marmelade! En fin de matinée, je crois enfin avoir le temps de faire une sieste, mais c’est à ce moment que le jardinier décide de couper le gazon… »

« Regardez! La cage va bientôt passer. »

Mr. Ogilvie s’était retourné vers sa femme et son amie et agitait ses bras avec enthousiasme pour attirer leur attention.

« Exciting! », s’écria Mrs Ogilvie.

Elle aimait voir passer les cages; c’était aussi excitant qu’une course de bateaux au Lachine Rowing Club.

Mr. Ogilvie n’avait maintenant plus besoin de sa longue-vue; la cage était tout juste devant lui. Il put voir distinctement les Canadiens-français qui la dirigeaient : leurs barbes étaient longues; leurs cheveux hirsutes.

Ils étaient tout occupés à diriger la cage; les rapides de la rivière des Prairies étaient dangereux… C’était en vérité un des passages les plus dangereux du voyage que faisaient les hommes pour charrier le bois de Hull à Québec.

Cependant, l’instant d’une seconde, un homme détacha son regard de la rivière, et les yeux du cageux rencontrèrent ceux de Mr. Ogilvie.

Pendant une fraction de seconde, les yeux du cageux entrèrent dans ceux de Mr. Ogilvie. Ils étaient sévères, graves, menaçants. Ils lui reprochaient quelque chose? Mais les yeux retournèrent vite à la rivière comme si on les avait rappelés de toute urgence. Et la cage passa.

« … Je vais faire un tour dans le jardin… J’ai oublié d’arroser les roses; elles étaient toutes fanées. »

La cage se retrouva rapidement à une trentaine de mètres à l’est de la propriété et Mr. Ogilvie replaça sa longue-vue pour ne rien manquer du spectacle.

« Ils sont chanceux!, songea-t-il. L’aventure, le grand air, les tavernes, les femmes, tandis que moi, je moisis entre quatre murs… »

Tout se passa très vite, Mr. Ogilvie insiste d’ailleurs sur ce fait lorsqu’il raconte l’histoire à ses amis au Saint James’ Club

La cage eut une sorte de soubresaut. Mr. Ogilvie pense même qu’il vit un morceau de bois se détacher de la cage, et un homme fut projeté dans les flots. Il vit les hommes s’agiter sur la cage; deux hommes s’étaient rassemblés près du point de chute et scrutaient les remous de la rivière. D’autres maniaient frénétiquement de longs avirons pour éviter que la cage ne se fracasse dans les rapides. Ils criaient des choses dans une langue qui lui était inconnue.

« Un homme est tombé à l’eau! », s’écria Mr. Ogilvie en direction des deux dames.

Elles coururent le rejoindre. Mrs. Ogilvie lui emprunta sa longue-vue. Elle voyait des hommes s’agiter; elle voyait leurs visages inquiets et tordus par l’effroi.

« On devrait peut-être chercher de l’aide… »

« Impossible! , répondit Mr. Ogilvie. Il y a bien Mr. Adams qui a un bateau, mais il ne s’aventure jamais dans les rapides et le temps que j’aille chez lui, l’homme sera déjà mort. »

Emportée par le courant, la cage s’éloignait de la propriété, mais Mrs. Ogilvie pouvait encore voir les hommes scruter la rivière. Elle la contemplait, elle aussi, et ne voyait qu’une longue étendue d’eau verte piquetée de blanc aux endroits où il y avait des rapides.

Puis, les hommes redevinrent des fourmis et la cage un petit point gris.

Ils revinrent s’asseoir près de la petite table sur laquelle était posé un élégant service de thé. Ils restèrent tous les trois silencieux une bonne minute, puis Mrs. Ogilvie dit d’une voix plaintive :

« … Et maintenant, c’est cette migraine qui ne veut pas partir. C’est le manque de sommeil et cette chaleur… »

Mrs. Perry qui était perdue dans la contemplation de deux beaux saules, dont les branches effleuraient presque l’eau de la rivière, sentait qu’elle devait faire preuve d’empathie.

Elle déposa sa tasse sur la petite table, se tourna vers son amie et la regarda dans les yeux :

« Poor you, my dear. Hopefully, you will have a better day tomorrow. »

 

*Dans sa chronique l’histoire qui fait l’Histoire, Nicolas Bourdon raconte l’Histoire d’Ahuntsic-Cartierville sous la forme de courtes nouvelles

L’auteur est professeur de littérature au Collège Bois-de-Boulogne. Ce premier texte est suivi de deux autres. Tous trois ont déjà été publiés dans le mag papier du JDV.



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