La rue Chabanel. (Photo : François Robert-Durand, archives JDV)

Ahuntsic, décembre 2012 

« Il y a quelque chose de triste dans ce secteur; ça ne lève pas. Quant à moi, on serait aussi bien de tout jeter à terre et de reconstruire à neuf! Tu es courageux d’avoir pris ce contrat », lui dit son oncle avec cette assurance de grand sage acquise après quelque trente ans dans l’immobilier.

Les deux agents étaient attablés dans un bon restaurant de la rue Fleury et le jeune neveu faisait ce qu’il ne se permettait jamais dans ses visites avec ses clients : il soupirait.

Il devait bien admettre que faire son pitch de vente pour le loft de la rue Chabanel lui demandait de puiser davantage dans ses talents d’acteur que lorsqu’il vendait un beau condo dans Villeray, mais il réussissait tout de même à s’exclamer : « C’est très rare d’avoir autant d’espace à un aussi petit prix! »

Après avoir dîné avec son oncle, il eut trois visites : trois jeunes couples. Tous dirent : « On va y penser. » Il pensait même qu’un des agents avait amené ses clients uniquement pour créer un « comparatif », pour leur dire : « Le loft sur Chabanel était moche, mais là, c’est autre chose! »

C’est la mort dans l’âme qu’il fit ensuite visiter le loft à un jeune couple dans la mi-vingtaine. Dès qu’elle eut mis les pieds dans l’appartement, la femme s’écria : « C’est lumineux, c’est très grand! » « Oui! C’est très rare de trouver autant d’espace pour un aussi petit prix! » ajouta l’agent.

Elle était peut-être victime d’une déformation professionnelle. Elle était directrice adjointe des ventes chez Simons; elle avait appris à aimer même les vêtements qu’elle trouvait laids. Le rêve américain semblait fait pour elle, elle aimait les pensées positives : « Ne rêve pas, vis. Ne pense pas, agis. Ne t’excuse pas, assume. N’hésite pas, fonce », était-il écrit sur son frigo. Elle aimait l’efficacité avec laquelle elle menait sa vie : pendant que ses amies enchaînaient les histoires sans lendemain, elle s’était mariée à 24 ans avec un homme fort, « un mâle alpha », disait-elle avec fierté.  

Son « homme » travaillait dans une grosse agence de publicité et il avait été le concepteur de publicités atroces comme cet insupportable « Trouve ta source! » : une femme qui cherchait désespérément l’inspiration la trouvait finalement en buvant de l’eau de source « Rocky Mountain ». Elle dansait ensuite comme une forcenée dans son appartement tout en lançant de la peinture sur une immense toile, un comportement qui faisait vaguement songer à un épisode maniaque du trouble bipolaire.    

Bien sûr, la rue Chabanel était triste, songeait-elle. Un boulevard, de petits arbres maladifs et d’énormes édifices rectangulaires qui abritaient quelques commerces misérables donnaient un air apocalyptique au secteur. Mais tout était neuf dans ce loft, des murs blancs, immaculés, un toit refait, des planchers en bois franc bien cirés, une solide fondation. « C’est un clé en main », comme disait l’agent.

Et bien sûr, comme toute bonne vendeuse qu’elle était, elle songeait au profit. Dans cinq à six ans, on pouvait raisonnablement espérer une augmentation du prix de vente d’au moins 150 000 dollars. Elle imaginait des fêtes, des soupers et ses amies qui s’exclameraient comme elle en entrant dans l’appartement : « Wow! C’est grand! » Il voyait aussi du profit, encore plus qu’elle, au moins 200 000 $ à la revente! Et il se voyait assis avec ses amis publicitaires dans de confortables divans en cuir, un verre de scotch dans la main, un cigare dans l’autre comme les personnages de Mad Men.  

Bref, l’appartement idéal pour vivre une jeunesse dorée. Ensuite, ils déménageraient dans un gros duplex sur une rue tranquille d’Ahuntsic et ils auraient des enfants.

La seule chose extraordinaire dans ce loft était une vieille machine à coudre Singer plaquée or qu’on avait laissée sur une petite table en bois près d’une fenêtre.

Voyant l’air interloqué des acheteurs, l’agent s’empressa d’expliquer : « Ah oui! C’est un des derniers souvenirs du quartier de la mode; les entrepreneurs qui ont rénové l’édifice ont voulu le conserver. Il y avait des couturières ici, des milliers de couturières quand Montréal était le centre du textile en Amérique.

– Ah! Ça, c’est un étrange hasard…

– Mais vous pouvez en faire ce que vous voulez bien sûr, ajouta l’agent qui voyait le doute s’installer sur le visage de son acheteur.

– Je pense bien que ma grand-mère a déjà travaillé ici », dit-il.  

Ils aménagèrent deux mois plus tard. Elle réussit rapidement à donner de la chaleur au loft en le décorant avec soin : « Il ne faut pas ajouter des murs bien sûr! mais il faut quand même “découper” les atmosphères, j’ai lu ça quelque part dans une revue de décoration. »

Ils déroulèrent un tapis persan, y déposèrent quelques fauteuils, et ils avaient leur salon. Une grande table en chêne et une commode firent la salle à manger. Dans le coin sud-ouest, où entrait un vif soleil d’après-midi, elle fixa quelques tablettes au mur, y déposa quelques plantes et quelques livres de décoration, et elle avait son coin lecture!

Ils déplacèrent la machine à coudre en face d’une fenêtre dans le salon, mais il trouvait qu’elle était trop voyante. Il se sentait par contre mal à l’aise de la jeter, et la relégua près du coin lecture, endroit où il n’irait sans doute jamais.

Au beau milieu de la deuxième nuit qu’ils passèrent dans le loft, il fut réveillé par les sons obsédants d’une machine à coudre. C’était l’un de ces rêves très réalistes que nous avons tous déjà faits. Il était tard, presque minuit, il s’était endormi, mais la couturière continuait obstinément à coudre. Il lui demanda d’arrêter, mais elle lui lança un regard désapprobateur en disant : « J’ai du travail, moi! »

Il se leva et alla contempler la machine à coudre dont l’or luisait d’un étrange éclat au milieu de l’obscurité. Il songea à sa grand-mère. Elle était morte il y avait un an de cela. Dans un grand groupe, elle était timide, elle rougissait et elle bégayait, mais si par malheur vous vous trouviez seul avec elle, elle était intarissable.

« Les gros patrons s’en mettaient plein les poches et ils nous donnaient leurs cennes noires… Couturière, au moins c’est un métier utile. Y faut bien que les gens s’habillent! C’est pas comme toi avec ton maudit “Trouve ta source!”. C’est criminel de faire des commerciaux comme ça. Pus capable d’entendre ça! Tu vas pas me dire que tu t’es démené comme moi j’me démenais pour coudre toute la sainte journée. T’es assis à ton bureau pis la première idée qui te vient à l’esprit, tu la notes sur un p’tit papier, “Trouve ta source! ouais, ok, c’est bon, on y va avec ça.” Tu me feras pas croire que tu travailles fort! »

Elle riait, mais il savait que ce n’était pas une blague. Elle jugeait que son travail était inutile et qu’il menait une vie de pacha. La dernière fois qu’il la vit, c’était à Noël. Il ne la voyait pas plus que deux fois par année, uniquement dans les grandes fêtes. Quant à son père, il allait la voir une fois par mois à Pointe-aux-Trembles, et lui apportait quelques douceurs qu’elle était incapable de se payer, mais son fils refusait de l’accompagner.

Pour une raison mystérieuse – peut-être sentait-elle confusément qu’elle allait bientôt mourir – elle ne voulait pas le « lâcher »! Elle vous accaparait toujours sans vous demander votre avis, mais là, ça dépassait les bornes. Elle le prit à partie dans un coin du salon, elle parlait comme un enfant, sans faire de pauses, tout y passait : la mort de sa chatte, sa recette de tourtière, le bruit du locataire d’en haut qui aimait regarder la télé jusqu’à une heure du matin, son amie Berthe avec qui elle aimait aller au cinéma, son enfance pauvre à Lachine où sa famille et elle se lavaient dans le canal…

Puis sa voix se mit à trembler d’émotion : « Là où j’ai connu la grosse misère, c’est un an après la mort de mon mari, y avait même pas trente-cinq ans! Obligée de veiller sur mes quatre enfants toute seule et là j’me casse le poignet droit, t’imagines, se casser le poignet pour une couturière! C’est affreux! Qui peut m’aider? J’ai peu d’amis et ils sont aussi pauvres que moi! J’ai demandé au boss s’y pouvait pas me prêter un peu d’argent. Y avait pas de congé de maladie, pis toutes ces patentes-là à l’époque. Y m’a dit oui, mais y m’a chargé des intérêts, le maudit! J’suis revenue vite au travail, trop vite, c’est pour ça que ça me fait encore mal, ça n’a jamais bien repris. »

« Pourquoi les vieux ne savent pas quand il faut arrêter de parler ? C’est interminable! » songeait-il. Il écoutait sa grand-mère distraitement; l’envie de pitonner sur son cellulaire le démangeait, il voulait se servir une bière, relaxer. « Je travaille comme un fou toute l’année, est-ce trop demander d’avoir une pause à Noël? » Heureusement, sa mère lui demanda de l’aide dans la cuisine!

Il contemplait l’or de la machine à coudre qui reflétait une étrange vie spirituelle et il songea que les dernières paroles qu’il avait dit à sa grand-mère furent : « Désolé, je dois aider ma mère à préparer les crudités! »                          

Deux semaines plus tard, à la mi-décembre, ils firent une pendaison de crémaillère : ce fut aussi l’occasion de fêter Noël avec leurs amis, ce qu’il ne manquait pas de faire à chaque année, c’était en fait la fête qu’ils aimaient le plus, le Noël « parental » était pour eux assez ennuyant, une corvée en quelque sorte.   

Tout se déroula comme prévu ou presque. Il dégusta une excellente bouteille de scotch avec ses collègues publicitaires et, comme prévu, les amies de sa femme s’écrièrent : « Wow! C’est grand! » Mais au sommet de la fête, au moment où ils s’étaient mis à table pour déguster un succulent tartare de bœuf accompagné de frites, au moment où les estomacs et les esprits ne se sont pas encore appesantis, au moment où tous les convives semblaient flotter dans une aura de joie et de légèreté, il entendit les cliquetis furtifs d’une machine à coudre. Il demanda à un de ses collègues de répéter ce qu’il venait de dire, mais fut encore déconcentré par les cliquetis.

« Ah! C’est drôle, vous n’entendez pas les sons d’une machine à coudre? » Même s’il était angoissé, il mit le plus de légèreté possible dans sa voix, un peu comme s’il eût voulu raconter une blague à ses invités. Sa femme esquissa malgré tout une moue de dédain et il se sentit regardé comme on regarde les pauvres, les itinérants et les marginaux. N’était-ce pas ainsi qu’il regardait sa pauvre grand-mère, cette femme qui vivait seule dans un petit appartement de Pointe-aux-Trembles, cette femme qui ne savait pas se servir d’un ordinateur et encore moins d’un cellulaire, cette femme qui vivait presque sous le seuil de la pauvreté et qui mettait une bonne heure à feuilleter les circulaires avant d’aller à l’épicerie.

Heureusement, les cliquetis cessèrent et il put participer avec enthousiasme à la conversation qui portait sur l’évolution des taux hypothécaires. Mais au milieu de la nuit, alors qu’il dormait profondément, il entendit à nouveau les cliquetis. Il les combattit et chercha avidement le sommeil, mais les bruits étaient trop forts et il finit par se réveiller… ou était-il encore endormi? Il vit sa grand-mère devant son lit. Elle affichait cet air à la fois triste et ironique qu’elle avait la dernière fois qu’il l’avait vue.

« Je m’excuse, dit-elle. Je suis désolée. » Mais elle ne l’était pas vraiment! Les occupations insignifiantes de son petit-fils ne méritaient pas autant de considération. « J’te dérange seulement deux petites minutes. J’sais que tu es très occupé. Sur quoi tu travailles en ce moment? Un commercial de char? » Puis l’image de sa grand-mère s’évapora et les cliquetis laissèrent la place au faible chuintement des autos sur Chabanel.

« Il faudra peut-être que je vois un psychologue », songea-t-il avec effroi en contemplant son visage hagard dans le miroir de la salle de bain. Il était « capable d’en prendre » comme disait son patron et il se moquait souvent de ces employés faiblards, de ces mauviettes qui prenaient sans cesse des congés de maladie pour soigner leurs « petits bobos intérieurs ».

Son sommeil fut perturbé pendant toute la semaine. Il flottait dans une sorte de demi-sommeil ou de demi-éveil; le son insupportable des machines à coudre s’était intensifié. Il y avait maintenant plusieurs cliquetis et il songeait qu’il devait y avoir des centaines de machines à coudre cachées dans leur appartement.

Le vendredi, voyant sa mine déconfite, son patron lui suggéra quelques jours de repos. Dans son sourire débonnaire, il crut voir beaucoup de condescendance. Il était devenu l’une de ces mauviettes dont il s’était plusieurs fois moqué! Il cacha son désarroi à sa femme et, au souper, il parla avec enthousiasme des vacances de Noël qu’ils passeraient à Punta Cana, mais, épuisé, il dut se coucher tôt.

Quelques heures après s’être endormi, il entendit nettement le son des machines à coudre comme si elles étaient toutes proches. Il se leva d’un bond et songea : « Cette fois, ça ne peut pas être un rêve, le bruit est bien trop fort, bien trop réel! »

Il ouvrit la porte de sa chambre et le spectacle qui s’offrit à lui faillit le faire chanceler : il n’y avait plus de tapis persan, il n’y avait plus de table en chêne, il n’y avait plus rien; les murs de leur loft s’étaient évanouis, il n’y avait plus qu’une salle dont les murs se perdaient dans une effrayante immensité. Sous une lumière faible et triste, des milliers de femmes, à l’air grave et concentré, vêtues d’une simple robe grise, travaillaient depuis des heures, voire depuis des jours. Peut-être le voyaient-elles du coin de l’œil, mais il semblait que rien ne pouvait arrêter leur travail. Il était impossible d’apercevoir le patron, mais sa présence oppressante était partout dans l’air froid et humide qui le transperçait jusqu’au fond du corps.   

Il marcha longtemps parmi les allées obscures jusqu’à ce qu’il aperçoive une faible lueur loin, très loin dans une allée. Il marcha dans sa direction jusqu’à ce que les traits de sa grand-mère apparaissent devant lui. Comme il s’en doutait, elle travaillait sur la machine plaquée or de Singer. Elle ne devait avoir qu’une trentaine d’années : elle avait de beaux traits, un corps à la fois robuste et svelte, mais la tristesse et la gravité avaient déjà rembruni ses yeux comme ceux de ses collègues. Il remarqua aussi que les gestes de son poignet droit n’étaient pas fluides et que son rythme de travail était moins rapide que celui des autres femmes.   

« Grand-maman, je suis là, je peux t’aider! » Il cria plusieurs fois, mais sa grand-mère se terrait dans un silence obstiné. Il tenta de lui toucher l’épaule, mais elle eut un mouvement de recul, et, sans le regarder, les yeux rivés sur sa machine, elle lui dit : « Ne me dérange pas. J’ai beaucoup de retard à rattraper! »

Il se disait qu’il pouvait la sauver, la sortir de cette vie misérable. « Je peux t’aider! » – « Trop tard! » lui répondit-elle sans quitter des yeux son ouvrage.

Sa femme fut éveillée par ses cris et elle le vit au milieu du salon tentant de toucher un corps ou une chose qui n’existait pas. Elle posa une main sur son dos et la scène s’évanouit. Il comprit qu’il hurlait seul dans son salon au milieu de la nuit.

Sa femme l’embrassa, mais au moment où il se tournait vers le havre de ses bras, il crut voir le mépris dans ses yeux. Il ne se trompait pas. Tout en le cajolant, sa femme songeait : « Ah! Mon Dieu! Qu’est-ce que j’ai fait? Est-ce que je vais devoir supporter ce fardeau toute ma vie? »           



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diane thibaudeau
diane thibaudeau
1 Année

Magnifique et touchant

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