Édifice sur la rue Jean-Bourdon devant le boisé de Saraguay(Photo : Philippe Rachiele, JDV)

Après avoir tenté in extremis d’empêcher le lotissement du terrain de la rue Jean-Bourdon en 2014, l’arrondissement a subi un revers cinglant devant les tribunaux qui ont jugé que le refus du lotissement représentait une expropriation déguisée et que les critères de conservation prévus dans son règlement d’urbanisme étaient trop vagues. Cette décision a pavé la voie au développement quelques années plus tard d’une gigantesque résidence pour Feras Antoon, co-propriétaire de la compagnie mère de Porn Hub, Mingeek.

Une résolution, adoptée à l’unanimité par le conseil d’arrondissement le 14 mars 2016 a donc autorisé l’opération cadastrale, sur ordre de la juge de la Cour supérieure. En contrepartie, le propriétaire devait verser un montant de 92 114 $ en frais de parc. Cette somme a été établie à partir de la valeur réelle du lot avant subdivision, qui avait été évaluée à un peu plus de 1,2 million de dollars par la Ville en 2012, apprend-on dans les documents décisionnels de l’époque.

Selon les informations publiées au registre foncier, le propriétaire a vendu en juillet 2016 les quatre lots nouvellement créés pour une somme totale de plus de 4 millions de dollars. Les deux lots donnant sur le boulevard Gouin ont été achetés respectivement par Mark Antoon, vice-président de MindGeek et frère de Feras Antoon, et par Dana Antoon, courtière immobilière et sœur de Feras Antoon, et son conjoint Joseph Messina, homme d’affaires.

Les deux lots donnant sur l’avenue Jean-Bourdon ont quant à eux été acquis par Feras Antoon et sa conjointe Nicole Manos pour un montant de 2,4 millions dollars. Ils ont par la suite été fusionnés pour former un seul lot où le couple projetait construire une résidence unifamiliale au 8207, rue Jean-Bourdon.

« L’arrondissement n’avait pas à se prononcer sur la fusion des lots », explique Richard Blais, chef de la division Urbanisme, inspection et permis à l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville, qui précise que la réglementation encadre la création de nouveaux lots constructibles, mais pas la fusion de lots.

La fusion de lots, où le taux d’implantation maximal est de 50% selon la grille de zonage en vigueur, augmentait considérablement la taille permise de plein droit pour le futur immeuble, en plus de couper de moitié les marges minimales à respecter de part et d’autre du terrain.

Le développement immobilier était par contre soumis à un Plan d’implantation et d’intégration architecturale (PIIA) parce qu’il se situe dans un secteur jugé significatif. Comme il se trouve sur un terrain à moins de 30 mètres d’un bois compris dans un écoterritoire, le projet devait être conçu de manière à « favoriser la protection des milieux naturels d’intérêt écologique » et à « tenir compte des caractéristiques du couvert forestier » dans l’implantation du bâtiment, précise le règlement d’urbanisme de l’arrondissement.

Un projet qui n’a jamais fait l’unanimité

Il a donc été soumis à nouveau au Conseil du patrimoine de Montréal (CPM). Dans un premier avis défavorable émis en janvier 2018, le CPM a jugé que le projet ne répondait pas aux objectifs et aux critères de conservation de l’écoterritoire énoncés dans la réglementation de l’arrondissement et a renvoyé le promoteur à la table à dessin.

Le CPM s’inquiétait notamment du « morcellement des espaces verts [qui] laisse craindre un appauvrissement de la masse biologique contigüe, essentielle et bénéfique pour l’écosystème » et soulignait que la proposition « entraine[rait] la disparition d’arbres de grande valeur alors que ceux-ci constituent des éléments importants du patrimoine naturel ».

« Il faut parfois plusieurs dizaines d’années avant que les nouveaux arbres atteignent la même taille que les arbres qui ont été coupés. En outre, l’inventaire des arbres ne suffit pas à lui seul à déterminer la valeur d’un milieu forestier. Au-delà du maintien des arbres, la sauvegarde d’un écosystème nécessite de conserver la végétation de sous-bois (les strates arbustives et herbacées) », plaidait le CPM qui aurait souhaité que la préservation et la pérennisation des arbres soient prises en compte à l’origine du projet de développement et non pas au stade avancé de l’approbation du projet de construction.

En février 2018, le Comité consultatif d’urbanisme (CCU) a également recommandé le refus du projet auquel la Direction du développement du territoire (DDT) s’était montrée défavorable. En s’appuyant sur les critères et objectifs du PIIA, le CCU avait notamment demandé de revoir l’implantation et la volumétrie du bâtiment pour préserver le couvert forestier et conserver un corridor écologique vers l’arrière du terrain.

Un mois plus tard, le CCU s’est penché à nouveau sur le dossier. La DDT se disait désormais favorable au projet, tel que revu par le promoteur.

« Globalement, les surfaces minéralisées ont été réduites de près de 330 m2 passant de 47 % à 41 % du terrain. L’implantation du bâtiment sur le terrain a également été revue de manière à conserver un corridor écologique d’une largeur de 11,68 m du côté ouest de la résidence », explique Richard Blais.

Le projet ne faisait pas toujours l’unanimité au sein du CCU, mais une recommandation d’approuver le projet a tout de même été adoptée à la majorité. Cette recommandation était assortie de conditions concernant le respect intégral d’un plan d’abattage et de replantation des arbres ainsi que d’un devis de protection des arbres à conserver.

Le JDV a demandé s’il était possible d’obtenir une copie des documents en question, mais on lui a répondu que « les plans et devis qui accompagnent un permis de construction sont de nature privée » et que seul le propriétaire peut donner accès à ses documents.

L’arrondissement assure toutefois que tous les arbres présents sur le site ont fait l’objet d’un relevé par une firme engagée par le promoteur.

« La localisation des arbres a été relevée à l’aide d’un appareil GPS et les arbres relevés ont été identifiés selon leur espèce », indique Richard Blais.

Outre les relevés réalisés par les promoteurs lors du projet d’opération cadastrale en 2011 et de construction en 2018, aucune étude de caractérisation du boisé n’a été cependant été réalisée, indique l’arrondissement.

De l’avis de Jean-François Girard, biologiste et avocat spécialisé en droit de l’environnement, la réalisation d’une telle étude aurait été un préalable à un effort sérieux de préservation du site. Selon lui, un travail de caractérisation des milieux naturels et d’identification des milieux dont on souhaite assurer la conservation est la pierre d’assise qui permet à une municipalité d’adopter des règlements qui permettent de mettre en œuvre un plan et des objectifs de conservation, même sur un terrain privé.

« Ce travail-là n’avait pas été bien fait, ce qui a nui à leur cause », estime l’avocat revenant sur le jugement de 2016.

Il est d’avis que c’est notamment en raison d’un manque de preuve concernant la valeur environnementale du terrain et son intérêt écologique que le tribunal a retenu qu’il y avait une sorte de « droit acquis au développement ».

La mairesse s’en défend.

« Très honnêtement, juste faire une caractérisation, moi, je ne suis pas sûre que ça aurait été suffisant », fait valoir Émilie Thuillier qui précise qu’il aurait par ailleurs fallu obtenir la permission du propriétaire pour accéder au site.

Elle maintient que l’arrondissement aurait de toute manière été obligé de permettre un projet de développement sur le terrain à la suite du jugement de 2016. En forçant l’arrondissement à permettre le lotissement, le tribunal avait, selon elle, consacré un droit au développement.

« L’arrondissement ne pouvait pas refuser un projet », martèle-t-elle.

Épilogue

Au printemps 2018, l’arrondissement a donc finalement autorisé la construction d’une résidence unifamiliale au 8207, rue Jean-Bourdon. Considéré de plein droit, le projet n’a pas eu à être soumis au conseil d’arrondissement pour approbation.

Tel que le prévoit la réglementation, les arbres situés dans l’aire d’implantation du futur bâtiment pouvaient donc être abattus en toute légalité.

« Le nombre d’arbres abattus est passé de 216 à 160 arbres (dont 45 frênes d’Amérique) et il était prévu que chaque arbre abattu soit remplacé par un nouvel arbre », note Richard Blais.

Plusieurs arbres supplémentaires risquent toutefois encore d’être abattus dans la foulée de la construction d’une clôture ornementale massive devant en bordure avant du terrain.

« Selon un relevé effectué précédemment sur ce terrain, un érable à sucre, trois ormes d’Amérique et quelques arbres privés d’essences indigènes devront être abattus. Ces pertes d’arbres s’ajoutant aux nombreuses autres n’en sont pas moins importantes », peut-on lire dans le sommaire décisionnel du dossier présenté au conseil d’arrondissement du 10 décembre dernier.

Les impacts les plus importants pourraient toutefois survenir sur les deux autres portions de l’ancien boisé.

En septembre 2019, Dana Antoon et Joseph Messina ont revendu à Feras Antoon, via une compagnie à numéro immatriculée en son nom, un des lots donnant sur le boulevard Gouin pour près de 1,5 million de dollars. La compagnie 9353-4055 Québec inc. qui a acheté le terrain est une société de gestion immobilière incorporée en 2017, selon les informations publiées au registre des entreprises du Québec. Le JDV a par ailleurs constaté que cette entreprise avait été visée par une ordonnance d’interdiction d’opérations sur valeurs dans le cadre d’une enquête de l’Autorité des marchés financiers pour délits d’initié qui avait mis en cause les frères Antoon.

Dana Antoon n’a pas souhaité commenter la transaction intervenue en 2019 et il n’a pas été possible de joindre Feras Antoon pour savoir quels sont ses projets pour ce terrain.

En novembre 2019, le lot adjacent a pour sa part été réhypothéqué par Mark Antoon pour un montant de 1,3 million de dollars.

Une demande de démolition du bâtiment situé au 9040, boulevard Gouin Ouest avait été demandée quelques mois plus tôt. Notons que la présence du bâtiment, une résidence unifamiliale construite en 1948 et laissée à l’abandon pendant de nombreuses années, avait permis de faire exempter la superficie de ce lot du calcul du montant des frais de parcs versés lors de l’opération cadastrale de 2014.

Comme le projet de construction sur Jean-Bourdon, la demande de démolition a d’abord essuyé un premier refus du CCU en juin 2019. Le projet de remplacement avait lui aussi été refusé, mais une version revue a finalement obtenu l’aval du comité en mai 2020, sans pour autant faire consensus au comité. Un permis sera bientôt délivré pour cette nouvelle construction, indique Richard Blais.

« Les mêmes conditions vont s’appliquer », assure la mairesse Thuillier qui précise notamment qu’un corridor vert sera aménagé de manière à créer une zone sur le terrain où une partie importante de la biodiversité doit être protégée.

Vu le résultat pour le moins mitigé obtenu sur Jean-Bourdon, cela n’a rien de bien rassurant pour ce qu’il reste encore de l’ancien boisé.



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