Caro Jaan, peinture
Atteinte d’un cancer, Caro Jaan exposera en septembre ses peintures. (Photo : courtoisie)

À la loterie de la vie, l’artiste peintre Caro Jaan a gagné le gros lot. Un cancer lourd qui risque de l’emporter à plus ou moins brève échéance. À 56 ans, elle se sent dans l’urgence de faire tout ce qu’elle a reporté depuis des années, notamment son besoin de s’exprimer. Elle exposera ses tableaux à Ahuntsic, peut-être pour la dernière fois, au pavillon d’accueil du Parcours Gouin en septembre.

Journaldesvoisins.com : Quand avez-vous su que vous étiez malade?

Caro Jaan : Cela fait six ans. J’ai eu un cancer du sein métastatique de stade 4. J’ai eu une mastectomie et de la grosse chimiothérapie. Les traitements étaient tellement lourds, les effets secondaires tellement pénibles, que j’ai décidé d’arrêter. J’ai eu ainsi trois ans de répit, puis là, il y a eu une récidive qui atteint les autres organes. Les médecins voulaient que le traitement soit à vie. Comme je n’ai pas pu le faire parce que j’étais trop mal en point, la maladie a repris. Elle a quitté son site d’origine et a attaqué d’autres organes. J’ai trois métastases, au foie et au sacrum. C’est un cancer triple positif. Il se nourrit des hormones et ses cellules se reproduisent de façon exponentielle. J’ai repris le traitement en décembre [2021] pour freiner cette reproduction.

Quels sont vos espoirs de guérison?

C’est un traitement à vie. Tant que ça tient et tant que je le tolère, ça va. Si des métastases sont réduites, on continue. Je me fais infuser toutes les trois semaines et on vérifie de trois mois en trois mois. Si des métastases apparaissent dans la colonne vertébrale par exemple, ce sera la grosse chimio.

Cela peut durer longtemps. Avez-vous reçu un pronostic?

Les médecins m’ont dit que j’avais encore cinq ou six ans à vivre. Mais ce sont des statistiques et je fais bien attention de ne pas prendre cela pour de l’argent comptant.

Et en attendant, vous vivez comme tout le monde?

Je cherche ce que j’ai à faire. Cette année, mon conjoint m’a emmenée à Rome. Je voulais y aller depuis longtemps. En fait, je n’ai plus la même énergie. Je dois me ménager. Je constate que je n’ai plus de réserve. Mon organisme est affaibli et le temps d’activité dans la journée est réduit. J’ai vraiment besoin de 10 heures de sommeil et il faut que je mange très bien. Mais ce n’est pas un problème à partir du moment où je l’accepte. Je me sens comme une personne âgée. C’est drôle à dire, mais les métastases ici et là, ce n’est pas nécessairement un problème.

L’exposition de peinture était-elle sur la checklist avant de partir?

En 2015, avec mon conjoint, j’ai écrit le récit de son cheminement [il est d’origine afghane]. Du coup j’étais second violon parce que c’était son histoire. Il y a 28 ans, avec le père de ma fille, nous avons fait une chaîne de design de lampes, entre autres. C’était un succès. Ça s’est vendu partout au Canada. Cet homme était ébéniste et c’était ses lampes, alors que c’était moi qui concevais et dessinais.

Je me suis rendu compte que j’avais cette position de second rôle. Cette exposition de peinture est une réalisation importante. J’ose faire quelque chose pour moi, pas pour les autres, cette fois.

Vous aviez fait le travail, mais finalement on ne vous a pas reconnue.

Il y avait quelque chose qui n’était pas juste. Je suis thérapeute en relation d’aide et j’aide justement les gens à se réaliser, à voir ce qu’ils portent en eux et ce qu’ils veulent faire.

Ce sont aussi des gens qui sont en manque de reconnaissance?

Ça se peut effectivement et moi je vais les encourager à aller dans le sens de combler ce besoin. Je suis un peu le cordonnier mal chaussé!

Est-ce votre première exposition?

J’en avais fait jadis quand j’étudiais en art, mais cela fait très longtemps.

Pourquoi avez-vous arrêté de peindre?

J’étais passée à l’écriture et j’ai fait d’autres choses. C’est drôle, mais pendant longtemps je n’ai plus eu rien à dire visuellement. Maintenant, je me rends compte que j’ai besoin d’exprimer des choses qui ne passent pas par les mots parce qu’elles ne sont pas évidentes à dire.

Quel est votre parcours artistique?

J’ai fait de la peinture scénique. J’ai beaucoup travaillé pour le Cirque du Soleil, pour les gros spectacles en télévision avant qu’il y ait les trucs numériques. J’ai fait des mises en contexte dans des musées. J’étais très bonne en trompe-l’œil à l’époque.

Et que peignez-vous maintenant?

Je peins des ponts en ce moment. Je me sens sur un pont. C’est comme si j’étais entre deux rives et on ne sait pas nécessairement ce qu’il y a de l’autre côté, mais on s’en doute dans mon cas, avec mon cancer. J’aime faire l’exposition ici [au pavillon d’accueil du Parcours Gouin] parce que le pont [le pont Viau] est à côté. Je le trouve tellement beau.

Atteinte d’un cancer, Caro Jaan exposera en septembre ses derniers tableaux. (Photo : courtoisie)

Ne sommes-nous pas tous sur le pont marchant vers notre finitude?

Ce n’est pas tout le monde qui est sur le pont en sachant ce qu’il laisse derrière lui et ce qu’il croit trouver devant. Nous sommes certes tous sur un pont, sauf que nous ne sommes pas tous conscients du moment où on va aller vers l’autre rive. Cela peut être tout à l’heure. Un accident est vite arrivé. Je vois que la rive que je quitte s’éloigne. Je suis plus consciente que la majorité des gens que j’y vais.

Comment sont perçues vos peintures? 

Pour certains, ce sont juste des abstractions. Pour d’autres, elles représentent plus. Ce sont des œuvres dans lesquelles il y a plein de trucs sur lesquels je n’ai pas de contrôle. J’ai beaucoup travaillé avec l’accident [NDLR : les choses qui arrivent sans le vouloir et qui entrent dans la réalisation de l’œuvre]. La goutte d’eau ou de peinture qui tombe, je vais l’utiliser comme dans la vie, comme une nouvelle métastase. J’avais deux métastases au foie qui se sont réduites, mais il y en a une nouvelle qui fait six millimètres. Pourtant, je fais tout ce qu’il faut. Je fais de l’exercice, je sors, je médite, je ne mange pas de sucre, je filtre l’eau. J’ai beau tout faire et cela arrive malgré tout. Cela me rend bien humble et je comprends qu’il y a une part de moi qui doit lâcher prise. Là, je ne veux pas que l’on sente que je n’y suis pas pour grand-chose.

Combien de tableaux seront exposés?

Il y en aura une trentaine. Ils seront en vente. J’essaie d’avoir des œuvres diversifiées, mais en fait ce sont toujours des ponts.

J’essaie aussi de ne pas être trop présente. Vous ne voyez nulle part une femme mourante. D’ailleurs, je ne suis pas mourante.

Vous n’êtes tellement pas présente que vos œuvres ne sont pas encore signées. Au-delà du lâcher-prise, comment vous percevez-vous comme malade?

On peut se considérer victime de la maladie ou bien vivre en disciple de la maladie. Dans le second cas, il y a des cadeaux. Je veux vivre cela sans être lourde pour l’autre. Vivre en étant au service de ce qui m’arrive plutôt qu’en m’accablant. J’ai un cancer, pauvre de moi, soyez mes serviteurs, moi je suis malade… Non, ce n’est pas ma philosophie dans la vie.

J’apprends à apprécier aussi un tas de petits riens comme là, le vent frais alors qu’il fait chaud et que nous sommes assis à l’ombre. En ce moment, je suis chanceuse. Je n’ai pas de douleurs. J’ai vécu plusieurs chirurgies très pénibles à cause de ce cancer. Je ne pouvais pas étirer mes bras.

Vous semblez presque dire que la maladie est un aléa. Elle n’empêcherait pas d’être heureux.

Je reçois les meilleurs soins toutes les trois semaines. Ce sont des médicaments qui coûtent une fortune. Les infirmres sont gentilles, les médecins sont bienveillants. J’ai un conjoint qui est extraordinaire. J’ai le droit en tant que femme de m’exprimer. C’est une chance et un privilège d’être malade dans un pays en paix. Il y a un niveau de gratitude exponentiel chaque matin quand je me réveille et que je me dis « je suis encore là ». C’est cela le cadeau que l’on reçoit.

Caro Jaan exposera les 10-11 et 17-18 septembre prochain au pavillon d’accueil du Parcours Gouin, 10905, rue Basile-Routhier.



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Grenier Jocelyne
Grenier Jocelyne
1 Année

Quel beau témoignage qui me va droit au cœur.
Je vais aller voir votre exposition avec plaisir car le thème du pont est vraiment pertinent pour chacun d’entre nous.
La vie est si fragile. Nous devons ainsi en apprécier chaque instant comme maintenant en lisant votre témoignage de vie. Merci et bonne chance pour la suite.
Jocelyne Grenier

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