Journaldesvoisins.com vous présente une nouvelle – au sens littéraire – parue dans son magazine papier de juin dernier.

Centre-ville de Montréal, 1993

Je marchais avec ma grand-mère. Nous venions de faire le marché au Provigo de la rue du Parc. Sur la rue de Bleury, en passant devant une marquise sur laquelle était inscrit en gros caractères le mot « IMPERIAL », elle me lance avec un fin sourire : « Tiens ! Ça, c’est mon cinéma ! Il est toujours là, fier comme un paon ! Ce n’est pas comme le Ouimetoscope, lui, il a fermé il y a six mois. Il est à l’abandon maintenant.

Au Ouimetoscope, J’y suis allée avec mon père. On partait de Châteauguay juste pour aller au cinéma ; à l’époque, on prenait le pont Victoria, c’était un long voyage !  On a vu ensemble les Périls de Pauline. Il ne se passait absolument rien si on compare avec les films d’aujourd’hui où tout le monde se garroche partout. Peux-tu croire qu’on payait pour voir des gens qui parlaient, mais qu’on n’entendait pas ? À toutes les deux minutes, on voyait du texte défiler à l’écran ; il fallait bien qu’on sache qu’est-ce qu’ils se disaient ! Ç’a l’air ben plate dis comme ça, mais pour nous, c’était plus magique que les Mille et une nuits ! »

Quelques minutes plus tard, nous étions à son appartement, dans un haut de duplex, petite chose improbable et écrasée par les gratte-ciel du centre-ville, îlot de silence, où on entendait seulement le son monotone d’une horloge à pendule, au milieu de la cohue de la ville. Ma grand-mère se cala dans son gros fauteuil en cuir pendant que je rangeais l’épicerie.

« Merci, mon petit, merci ! Sans toi, je pourrais marcher jusqu’à l’épicerie, mais je ne pourrais pas la rapporter. Disons que c’est pas pratique ! Prends autant de Whippets que tu veux dans l’armoire du vice – c’est ainsi qu’elle avait surnommé l’armoire qui contenait des biscuits et des chips – je suis pas ta mère, je contrôle pas, et apporte-m’en deux ! »

J’engouffrai quatre Whippets et je préparai le thé que je posai sur une petite table en face de ma grand-mère. « Est-ce que je t’ai déjà raconté l’histoire du cinéma ? – Non, dis-je, pince-sans-rire. » Elle me l’avait déjà racontée une centaine de fois ! Mais elle ajoutait ou modifiait toujours des détails de sorte que ce n’était jamais tout à fait la même histoire qu’elle me racontait.

Je ne la visitais seulement que depuis un an. Au début, je me disais que je faisais ma B.A. du mois ; j’étudiais à McGill ; je pouvais quand même faire un petit détour pour aller la voir, même si ça m’était pénible ! Mais au fil de mes visites, ma grand-mère se livrait de plus en plus et je découvrais une femme vive, espiègle, qui émaillait la conversation de traits d’esprit, bref, une femme très différente en fait de la femme morne et silencieuse que j’avais connue du temps où mon grand-père était encore vivant. Elle était un mélange fascinant de grande culture et de culture populaire : un roman de Camus côtoyait un magazine à potins sur la petite table de son salon. Elle mélangeait le joual à un français littéraire ; elle parlait une langue maintenant oubliée qui m’est très difficile de bien rendre à l’écrit.

« Je devais avoir 20 ans. Je venais de finir mon cours à la section ménagère des écoles normales ; j’avais acquis une certaine habileté dans tous les travaux de couture, un peu à l’école, mais surtout par moi-même. Je faisais la finition des manteaux dans la compagnie de fourrure de mon oncle Joseph-Edmond McComber. Lui, c’était un grand bourgeois ; il menait la grande vie ! Il voyageait à New York, Saint-Louis, Chicago pour acheter des peaux chez les marchands de gros, puis après c’a été l’Europe : Paris, Londres et Leipzig ! Un petit gars de Châteauguay qui visite les vieux pays ! Tu imagines à une époque où les Canadiens-français ne sortaient même pas de leur village. Il avait vécu une faillite, mais il ne nous en parlait jamais. Il avait même été hospitalisé pour neurasthénie, c’est comme ça qu’on appelait la dépression à l’époque, c’était sa femme qui me l’avait raconté. Lui, il voulait projeter une image de gagnant. Il nous abreuvait souvent de dictons comme : « Un optimiste voit une opportunité dans chaque malheur ; un pessimiste voit un malheur dans chaque opportunité. » Bon, tu vois le genre de bonhomme ! Il avait mal placé son argent, mais il s’est tout de suite relevé dans un plus petit local au 3412 rue du Parc, angle Sherbrooke, c’est juste à côté d’ici – maintenant c’est une pizzéria, trop grasse leur pizza d’ailleurs ; ça donne mal au ventre – c’est là que j’ai travaillé pendant un bon deux ans !

On partait le matin pour Montréal dans une Ford modèle 48 flambant neuve, très belle, très puissante avec sa calandre poussée vers l’avant, c’est le bras droit de Joseph-Edmond qui nous conduisait ; il louait la maison de Châteauguay de mon oncle pour pas cher, en échange il y faisait quelques travaux. Il avait des airs de fier pet quand il venait nous chercher le matin, un peu avant huit heures ; il avait une belle auto ; il était avec deux belles jeunes femmes parce que tu sais j’étais pas la vieille chipie que je suis maintenant ! J’étais belle ! Il faisait de la vitesse dans le village. Les gens de Châteauguay nous regardaient avec de grands yeux écarquillés ; les vieux sur leur balcon disaient : “Bon, c’est encore les jeunes qui s’énarvent.” Tu imagines : une voiture neuve ! Et même juste une voiture, c’est déjà une sensation ! À cette époque, au village, on allait à cheval et surtout on marchait ! On franchissait le pont Honoré-Mercier qu’on venait tout juste de construire. Châteauguay dans les années 30… Il y avait l’église, le presbytère, le magasin général, quelques maisons et des champs tout autour. Alors quand tu vois le pont pour la première fois – un immense pont ! – Tu as un choc ; tu penses t’évanouir ! À ta droite, à l’est, c’est les gratte-ciel, la grande ville. On avait l’impression de voler, de jouer dans un film ! Je vivais encore chez mes parents à l’époque, j’étais une petite fille, je ne connaissais rien à la vie, mais tout à coup, je gagne un salaire !

– Et qu’est-ce que tu… ?

– Ne m’interrompez pas ! C’est ça l’ennui avec les journalistes, vous nous interrompez tout le temps !  me répliqua-t-elle sans se départir de son sérieux. Mon oncle n’était pas pingre, il n’avait pas le choix s’il voulait avoir des bons employés et il faut dire que la moitié de sa famille travaillait pour lui ; pas le choix d’être humain avec ta famille ! Mais c’était comme une rengaine chez lui ; il disait avec fatalité : « Quand j’ai commencé sur la rue Saint-Paul le salaire était de 15 $ par semaine pour les hommes et de 6 $ pour les femmes ; maintenant, on en est à 65 $ pour les hommes et 25 $ pour les femmes. Qu’est-ce que tu veux ? C’est la démocratie, un vrai rouleau-compresseur qui nivelle tout sur son passage ! »  Enfin, un salaire, c’est quelque chose ! J’étais une petite fille sous la surveillance de ses parents et tout à coup je suis libre !

Le samedi, ma sœur et moi on travaillait le matin, mais on n’avait pas l’impression d’aller travailler ; on était plutôt comme deux touristes en vacances. On s’habillait chic ce jour-là comme si on allait à une réception. Samedi, c’était le seul jour où on s’attardait à Montréal. »

À ce moment précis de son histoire, ma grand-mère affichait un grand sourire et ses yeux s’embuaient.

« On allait s’acheter un billet à l’Impérial le matin, juste avant de commencer le boulot, pour profiter du rabais de dix sous pour tout billet acheté avant 13 h ! Les trois heures qui nous séparaient de midi filaient à toute allure. On allait ensuite manger dans un diner. On avait toutes les misères du monde à ne pas tacher nos beaux habits ! Je prenais toujours l’assiette de smoked meat ; je demandais au serveur un cornichon d’extra ; je l’avais gratuit parce qu’on était des habituées de la place et peut-être aussi parce qu’il me trouvait de son goût !

Ensuite, on entrait à l’Impérial. C’était un palais, ça l’est encore, mais ça l’était encore plus à cette époque-là ! C’est le style Adam. Ça, mon petit gars, pas besoin d’avoir un cours d’architecture pour savoir ce que c’est ; le but, c’est de t’en mettre plein la vue ! Un décor sophistiqué : des surfaces ouvragées, des détails partout, ici une armoirie du Canada, là une magnifique toile avec des figures mythologiques et partout des arabesques, des guirlandes et que sais-je encore ! Tout est rouge et doré ; on a l’impression d’entrer dans un rêve ! Il faut monter à la mezzanine, c’est là qu’on apprécie la salle dans toute sa splendeur, toute son immensité ! C’était une salle de plus de 2000 places. Et à mon époque, c’était toujours bondé ; il y avait une atmosphère incroyable ; la foule s’esclaffait, applaudissait ou huait le film. Nous, on aurait pu payer seulement pour la beauté de la salle, mais enfin l’immense rideau rouge s’ouvre ; on est au comble du bonheur ! Ça a duré deux ans. Deux ans de pur bonheur ! Je peux pas te dire le nombre de films qu’on a vus. »

Habituellement, ma grand-mère s’arrêtait là, mais cette fois, étrangement, peut-être parce qu’elle avait appris à me connaître et à me faire confiance, elle décida de poursuivre son histoire. Elle toussota puis but une gorgée de thé. Son sourire avait soudainement disparu ; je la sentais nerveuse.

« Puis, j’ai rencontré ton grand-père à une soirée. À l’époque, ça n’était pas du tout l’homme que tu as connu. Il parlait beaucoup, il avait plein de projets ; tout le monde l’aimait, enfin, c’est ce qu’il pensait ; ça ne l’a pas empêché de se faire battre en 1956 par le candidat de l’Union nationale. Qu’est-ce que tu veux, il se pensait invincible. L’homme que j’ai marié était drôle, élégant, pétant de santé ; il avait une auto et une maison qu’il avait achetées avec l’argent de ses parents. Ça se passait vite à l’époque : il ne me connaissait pas ; il savait juste que j’étais une fille de bonne famille, un milieu modeste, mais une bonne famille… J’étais belle ou du moins présentable ; on pouvait m’emmener dans un meeting politique sans avoir honte de moi, c’était assez pour lui !

On s’est mariée et pouf ! disparu, je l’ai plus jamais revu ! Il était toujours dans des rencontres, des assemblées ; il serrait des mains, prononçait des discours, organisait des événements pour le Parti libéral. Les vendredi et samedi soirs, il jouait aux cartes avec ses chums. Il passait parfois souper à la maison en coup de vent. Un bon samedi, quelque part au début de la guerre, il se souvient que j’existe ! Il me dit : « Mets-toi sur ton 31, on s’en va en ville ! » Il était euphorique, fier comme un paon. Il venait d’être nommé directeur de la Caisse populaire de Châteauguay. On fait garder les deux petits par ma sœur Pauline. Il m’emmène à Montréal dans sa grosse Chevrolet.  Je n’y étais pas allée depuis cinq ans. Quand je vois le crépuscule sur le pont, je suis saisie ; comme c’est beau, toute la ville dans une espèce de nuage d’or !

Il veut faire les choses en grand : on s’en va au Normandie Roof ! On boit du champagne ; on mange des huîtres. Il regarde la magnifique salle bleue, blanc rouge du Normandie, il a l’air de se dire : « C’est à moi tout ça ! C’est mon domaine ! » On arrive juste à temps pour la dernière représentation à l’Impérial. Il a un sourire fendu jusqu’aux oreilles, il reste silencieux avec ce sourire béat pendant quelques minutes. Je sens qu’il va dire quelque chose, quelque chose de profond comme un proverbe, une maxime de philosophes ! Puis, juste avant la levée du rideau, il me dit – attention accroche-toi à ta chaise mon petit gars, roulement de tambours… c’est son coup de théâtre ! On peut dire qu’il a médité sa phrase, il a travaillé son dénouement – “C’est ça avoir une bonne job ! Ça me permet de te sortir de Châteauguay et de t’inviter au cinéma ; sans ça, tu n’y serais jamais allée !” Puis le rideau se lève. On jouait Autant en emporte le vent. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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