Haut-du-Sault (Bordeaux), 1882  

Pour les Bruneau, l’opposition à l’Église catholique était une histoire de famille. Évariste Bruneau était un riche cultivateur de La Prairie et ses terres s’étendaient jusqu’au comté voisin de Saint-Constant. Le curé de Saint-Constant voulait percevoir la dîme, mais Évariste refusait de payer, arguant que le curé de la Prairie se « servait déjà assez amplement dans l’assiette au beurre ».

Un procès s’ensuivit, et Évariste eut bien du mal à trouver un avocat pour le défendre à une époque où l’Église catholique était toute puissante.

Il se défendit un temps par lui-même, mais, devant la lourdeur de la tâche, il trouva finalement plus simple de renier la religion catholique et d’embrasser la religion réformée qui possédait un temple important dans le village voisin de Grande-Ligne.

Le frère d’Évariste, Médard Bruneau, était resté fidèle à la foi catholique, mais, un jour, il entendit le prêtre dire en chaire que les protestants avaient des pieds fourchus comme le diable.

Médard Bruneau courut chez son frère et lui demanda de se déchausser. Il constata que les pieds de son frère n’étaient pas ceux d’un ruminant, fut révolté de la médisance du curé, et se convertit lui aussi au protestantisme.

Évariste eut deux fils dont un, Marcel Bruneau, devint un habile tailleur de pierre qui exploita plusieurs carrières dans le Haut-du-Sault. L’esprit rebelle du père s’était transmis au fils; il épousa une protestante au temple de Grande-Ligne et se mit dans la tête de lui construire une superbe maison en pierre de taille qui avait front sur la rue principale, l’actuel boulevard Gouin.

Le Haut-du-Sault était peuplé à cette époque par des cultivateurs peu fortunés qui voyaient la présence de Marcel d’un très mauvais œil et qui la toléraient seulement parce que les maisons qu’il bâtissait étaient belles et solides.

Qui était cet étranger qui ne fréquentait pas leur église et qui, le dimanche, à l’heure où il fallait louer le Seigneur, travaillait tranquillement la pierre? Il savait lire et que lisait-il? Des livres à l’Index. Et quelle était cette religion dont le curé parlait à mots couverts? Une religion diabolique.

« Le pape est infaillible, disait celui-ci d’une voix mielleuse, qui ressemblait un peu à celle qu’un psychologue utiliserait de nos jours pour s’adresser à son patient, il ne faut pas suivre la brebis égarée sur un chemin périlleux… Satan peut prendre plusieurs formes; les formes les plus charmantes sont les plus trompeuses… »

Marcel sentait la haine autour de lui : elle était dans les regards furtifs que les cultivateurs lui lançaient quand ils passaient sur leurs charrettes pour se rendre à l’église du Sault-au-Récollet, dans les yeux détournés de la caissière du magasin général et dans les milliers d’épis qui croissaient sur la terre de son voisin, le cultivateur Victor Bourget, une grenouille de bénitier qui croyait plus fermement aux superstitions qu’aux démonstrations des mathématiques.

Bourget regardait Marcel bâtir avec des mains d’artiste, et avec la patience de celui qui aime la beauté, une grande maison à deux étages en pierre de taille, alors qu’il habitait avec sa femme et ses cinq enfants une modeste demeure : un toit délabré, à deux versants, couvrant un simple rez-de-chaussée.

« Ça doit ben être le diable qui lui donne son pouvoir!, répétait sans cesse Bourget. – Il est plus intelligent que toi, c’est tout! », lui répondait sa femme, qui se maudissait chaque jour d’avoir marié un idiot.

Un jour, après trois ans de dur labeur, la maison fut enfin achevée. Bourget entendit les cris de joie d’une femme, alors qu’il fumait la pipe sur son balcon, calé dans une vieille chaise berçante. Cette femme voyait la maison pour la première fois et se jetait dans les bras de son mari. « Ils sont heureux », pensa Bourget avec jalousie.

Marcel avait moulé les pieds de son épouse et de sa fille sur le linteau de l’imposante porte d’entrée en gage d’amour, mais aussi par dérision, pour prouver, comme le fit son père jadis, aux catholiques que « la podologie des pieds protestants ne révélait rien d’anormal! » Mais ça n’eut pas l’heur de rassurer Bourget. Au contraire.

« J’en ai parlé au bedeau; c’est des signes cabalistiques! – Veux-tu ben me dire ce que ça veut dire « cabalistique »? lui répondit sa femme. – J’sais pas, mais y a quelque chose de pas catholique là-dedans. »

Bourget conçut alors un projet grandiose. Il était un minable, sa femme le lui rappelait trop bien chaque jour, mais ça allait changer : il allait débarrasser sa communauté de ce démon qui, selon le curé, « commençait à avoir de mauvaises influences sur les âmes des paroissiens ». Personne ne saurait jamais qui avait commis cette action héroïque, mais quand il entendrait le bedeau dire :

« On est enfin débarrassé de Lucifer! », il aurait sa récompense, sa reconnaissance!

Il avait maintes fois remarqué que Marcel aimait lire sur son perron tard le soir, bien après que sa femme et sa fille furent couchées, à la lumière d’une lampe à l’huile au-dessus de laquelle voletait une nuée de papillons de nuit. Il s’endormait parfois. Il fallait qu’il ne se réveille pas!

Un soir, bien après le coucher du soleil, Bourget marcha à pas de loup sur le terrain de Marcel, ramassa un des gros morceaux de pierre de taille qui jonchaient l’arrière de la maison, monta sur le perron et asséna un violent coup au lecteur endormi.

Marcel poussa à peine un soupir; des gouttes de sang ruisselaient de son front et tombaient sur la couverture de son livre en faisant de petits sons secs qui ressemblaient à celui de la pluie sur un toit. Bourget eut tout juste le temps de constater que le sang des protestants était tout aussi rouge que celui des catholiques, puis il se sauva.

Le lendemain matin, Bourget vit avec horreur Marcel manier masse et maillet comme à l’habitude. Il avait simplement la tête enrubannée d’une écharpe blanche.

« Qu’avez-vous à la tête? cria-t-il à son voisin avec une voix où il tenta de mettre beaucoup de sollicitude – On m’a assommé. Connaîtriez-vous par hasard le coupable? », répondit Marcel avec un fin sourire – on aurait dit le sourire rusé du diable.

Bourget perdit le sommeil et attrapa bientôt une vilaine pneumonie qui s’éternisa :

« Marcel a quelque chose à voir là-dedans », pensa-t-il. Cet être avait des pouvoirs magiques! Comment avait-il pu survivre à un tel coup? « Y a quelque chose de pas catholique là-dedans », croyait-il.

La pierre ensanglantée était au fond de la rivière des Prairies et il n’y avait eu aucun témoin, mais Bourget pensait dur comme fer que Marcel savait…

« Ces créatures-là ont un sixième œil! », pensait-il.

Mais Marcel le faisait languir comme un lion qui s’amuse avec une proie blessée.

Quelques jours après cette tragédie, Marcel, pour se moquer, sculpta un mascaron, un visage qui tire la langue, au mur donnant sur la rue principale, sculpture que Bourget interpréta comme un autre symbole cabalistique. Il aurait tout fait pour ne plus jamais voir cette maison maudite et ce voisin démoniaque.

Le sort lui vint en aide! Son père décéda et il hérita d’une petite fortune. Il put bientôt déménager avec femme et enfants au village du Sault-au-Récollet où il espérait mener une vie confortable de gentleman farmer, façon élégante de dire qu’il n’allait plus rien faire de sa vie.

Il visita une maison. Après quelques minutes seulement, il s’en montra plus que satisfait et s’écria :

« J’achète! » Malheureusement, il ne posa aucune question. Il se sentait comme ces riches qui achètent sans réfléchir et qui peuvent se permettre tous leurs caprices.

Sa femme le traitait de fainéant, mais peu importe! Il passait ses après-midis à fumer sa pipe sur le balcon de sa belle et moderne maison en pierre grise dont il n’était pas peu fier.

« J’en pouvais plus! J’suis-tu ben maintenant que je suis loin de ce démon et de sa maudite maison et des choses pas catholiques qui s’y passaient! J’veux plus aucun contact avec lui… Même pus capable de voir une chose qu’il a touchée! », disait-il dans un soupir de contentement.

Un jour, alors qu’il était sur son balcon, il vit passer Marcel devant sa maison et il frissonna de peur. Juché sur une élégante carriole, Marcel lui adressa un fin sourire, « le sourire de celui qui sait », pensa Bourget…

« Hé Bourget!, cria Marcel. Vous êtes dans une belle et solide maison; je peux vous le garantir : c’est moi qui l’ai bâtie. »

 

*Dans sa chronique l’histoire qui fait l’Histoire, Nicolas Bourdon raconte l’Histoire d’Ahuntsic-Cartierville sous la forme de courtes nouvelles

L’auteur est professeur de littérature au Collège Bois-de-Boulogne. Ce texte est le troisième de trois publiés en ligne. Tous trois ont déjà été publiés dans le mag papier du JDV.



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