(Photo : Courtoisie de Pixhere)

Ahuntsic, Noël 2018

Lors de la fête de Noël de 2018, j’étais surpris de ne pas voir Gilles chez mon ami. Il était pourtant là l’année dernière…

On fêtait après le 25 décembre, parfois aussi tard que le 29 ou 30 décembre. Son couple tient toujours et il offre deux Noël à ses enfants : le Noël traditionnel avec papa et maman et le Noël non-traditionnel. Moi, je suis célibataire. J’ai un fils, mais je l’ai un Noël sur deux. Je passe parfois le 25 décembre seul et je peux vous avouer que je trouve ça très pénible.

Au moins, je peux compter sur le Noël non-traditionnel, le « Noël postmoderne » pourrait-on dire, de mon ami Pascal.  On y trouve bien sûr des amis proches de lui, mais, fait étrange, on y retrouve aussi des excentriques, des marginaux.

Le gros des invités est constitué de professionnels, de gens à l’aise financièrement. On y retrouve beaucoup de gens en communication qui passent les trois quarts de leur journée sur leur cellulaire, des « agents de changement » qui militent pour l’inclusion et la diversité. Mais je ne peux m’empêcher d’observer que ce sont les « inclusifs » qui se montrent les plus impitoyables envers les marginaux. Ils les saluent à peine, une poignée de main timide, un petit sourire condescendant et puis ils ne leur parlent plus de tout le reste de la soirée.

À la fête, il y a un professeur de physique à l’université et sa femme ; Dieu sait où mon ami est allé le chercher celui-là ! Le type est tout à fait le genre du « professeur Tournesol » ; il est habillé d’un complet trop grand pour lui et porte des lunettes à verres épais ; qui porte encore ce genre de lunettes aujourd’hui ? Sa femme et lui sont tellement timides qu’ils passent la soirée à ne rien dire. Mon ami prépare un festin, ils y touchent à peine. Il y a deux ans, le professeur s’est risqué à faire une blague, un calembour ; il y avait quelques invités qui l’écoutaient, mais, comme il fallait s’y attendre, sa blague est complètement tombée à plat et depuis il s’est réfugié dans un mutisme presque complet.

On retrouve aussi l’homme à tout faire de mon ami qui vient à la fête avec sa fille de onze ans. Une relation improbable d’amitié s’est nouée entre eux. Il n’a aucune manière, il parle la bouche pleine et raconte des « histoires de cul » que personne ne veut entendre.

Je dois dire qu’il livre une courageuse bataille ! Pascal a un magnifique et spacieux salon, mais comme c’est toujours inexplicablement le cas avec les fêtes, l’épicentre de la soirée se trouve toujours dans la cuisine : c’est là où s’agglutinent à peu près tous les invités. L’homme à tout faire réussit à défendre sa position pendant une bonne partie de la soirée ; il se maintient dans la cuisine comme un lutteur sumo qui s’efforce de ne pas sortir des limites du cercle, mais petit à petit, il cède du terrain, des petits groupes se forment et se referment, on lui tourne le dos et il est inéluctablement relégué au salon avec les autres marginaux.

Mon ami constatait cette séparation entre ses invités : il ne lui suffisait pas de les convier chez lui pour que magiquement ils se lient d’amitié. « Il manque quelque chose pour que la pâte lève, mais quoi ? », se demandait mon ami.

Mon ami croise toujours Gilles, un brigadier, lorsqu’il amène ses enfants à l’école. C’est un homme digne qui fait son travail avec diligence. Il est tout fier de dire qu’il connaît quelques noms des enfants qu’il voit à tous les jours.

« Mais j’ai connais pas assez à mon goût. Qu’est-ce que tu veux, ça dure quelques secondes ! Les enfants attendent à la lumière rouge, la lumière change et ben voilà, c’est tout ! J’me dépêche d’aller dans la rue arrêter les autos. »

Quand ils se croisent par hasard dans le quartier, Gilles parle peu à Pascal ; il est toujours gêné, il a toujours cette attitude humble, presque effacée ; il semble être surpris qu’un être important comme mon ami daigne discuter avec un puceron comme lui et, invariablement, il met fin à toutes les discussions en disant :

« Bon, ben, ma y aller moi-là. »

Pascal admirait la dignité de Gilles. Un uniforme impeccable, un sourire radieux, une gentillesse et un intérêt profond pour les enfants. Un vendredi soir, pourtant, mon ami le vit sur Henri-Bourassa. Il était saoul et tentait de traverser en titubant au coin de Lajeunesse ; il avançait si lentement qu’il resta pris sur le terre-plein au beau milieu du boulevard. Mon ami pensa aller à sa rencontre, mais il se dit que Gilles aurait trop honte s’il le voyait dans cet état.

On était à deux semaines de Noël. Mon ami revit Gilles le lundi. Son allure était à cent lieues de l’humain délabré qu’il avait vu deux jours plus tôt. Il emmena ses deux garçons à l’école et en revenant, il lui dit :

« J’organise une fête de Noël… enfin, c’est après Noël, mais c’est quand même pour célébrer Noël… Est-ce que vous pouvez venir ?

– Moi ? Vous êtes pas sérieux ?

– Je suis très sérieux.

– J’connais personne…

– Les garçons seront très contents de vous voir ! »

Le 28 décembre, Gilles fit son apparition dans la superbe maison de mon ami Pascal. Pascal lui parla quelques minutes puis il fut appelé à la cuisine par sa femme. Gilles fut alors délaissé et erra quelque temps seul dans la salle à manger. Il fit semblant de s’intéresser à de beaux livres anciens mis en évidence dans une belle bibliothèque vitrée puis il échoua fatalement dans le salon avec les autres marginaux.

Cependant, quand Pascal revint, il avait disparu. Était-il parti sans crier gare ? Pascal eut bientôt l’idée d’aller voir au sous-sol. Gilles était là, rayonnant de bonheur au milieu d’une dizaine d’enfants. Il jouait aux poches avec un de ses garçons et une petite fille.

Mais les enfants sont changeants, imprévisibles, surtout à Noël où leur attention est sans cesse détournée par une multitude de stimuli tous plus chatoyants les uns que les autres. Gilles se retrouvait donc souvent complètement seul, délaissé par les enfants. C’est alors que mon ami songea à lui confier un rôle central…

…J’étais donc surpris de ne pas voir Gilles. S’était-il dit que c’en était assez, qu’il n’avait pas sa place parmi nous ? Mais mon ami me dit :

« Il arrive ! » avec un sourire en coin.

Mais c’est plutôt le père Noël qui fit son apparition par la porte de la cour arrière. Il alla au salon en poussant de grands « Ho ! Ho ! » On fit venir les enfants qui jouaient au sous-sol ; ils virent sûrement le père Noël le plus humble de leur vie.

« Hum…mes rennes pis moi, on a fait un très long voyage avant d’arriver chez vous, mais j’peux vous dire que ça en vaut la peine ! Merci, merci de m’accueillir chez vous ! C’est un honneur et surtout un grand bonheur, oui, vraiment… je… »

On le sentait très ému. Tout le monde était ému ; même les « inclusifs » avaient les yeux humides.

« Bon, ben, heu… Est-ce que vous avez tous été sages cette année ? » demanda-t-il en se tournant vers les enfants.

« Oui ! » crièrent-ils en chœur.

Et la distribution de cadeaux commença.

Gilles arriva à la fête quelques minutes après le départ du père Noël. Quelques enfants, les plus vieux, le reconnurent, mais ils ne dirent rien pour ne pas briser le rêve des plus jeunes.

Avant de partir, Gilles dit à mon ami :

« Avez-vous vu le sourire des enfants ? Ça, c’est merveilleux, c’est mieux que tout l’argent du monde ! Avez-vous vu ça ? Merci ! C’est quelque chose pour moi… Enfin, Noël sans enfants, c’est pas la même chose… Et moi, je connaissais pas Noël avec des enfants. »

Il bégayait un peu ; sa voix était éraillée par les pleurs. Mais quelque chose traversa son esprit et changea les traits de son visage, qui devint soucieux.

« Bon, ben, ma y aller moi-là » dit-il.

Puis il enfila rapidement son manteau et son foulard, ouvrit la porte et dévala les quelques marches de l’entrée. Dehors, sous le porche, mon ami et moi l’avons suivi du regard ; il marchait à pas rapides vers le nord.



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