À l’occasion du 20e anniversaire de la mort de Maurice Richard

Mars 1955

Richard avait été atteint au visage par un bâton. Quand il vit des gouttes de sang sur la patinoire – son sang! – il se rua sur le joueur des Bruins, Hal Laycoe, et lui asséna un coup de bâton dans la poitrine. Les deux bancs se vidèrent; une mêlée générale éclata.

Richard fracassa son bâton sur le dos d’un adversaire et il alla en chercher un autre dont il se servit encore comme une arme. Retenu par le juge de ligne Cliff Thompson, il recevait, sans pouvoir se défendre, une ruade de coups. Il asséna alors deux coups de poing à Thompson pour se libérer. C’est ce qui lui fut fatal : frapper un adversaire, cela pouvait peut-être passer, mais violenter un arbitre…

Le président de la LNH, Clarence Campbell, devait maintenant décider du sort de Richard. Son verdict est, pour les Canadiens français, plus important, plus attendu, qu’un jugement de la Cour suprême.

Campbell convoqua Richard à son quartier général de Montréal comme un directeur d’école aurait convoqué un mauvais élève à son bureau. Le président lut la sentence en anglais avec ce ton tranchant, péremptoire de ceux qui se savent en position d’autorité :

« Je n’ai aucune hésitation à en venir à la conclusion, en me fondant sur les preuves soumises, que l’attaque contre Laycoe a non seulement été délibérée, mais persistante et à l’encontre de toute autorité. […] Je suis également convaincu que Richard n’a pas frappé le juge de ligne Thompson par accident, ou par erreur, comme certains l’ont affirmé. […] Conséquemment le temps de la tolérance et de la clémence est révolu. »

Verdict : Richard est suspendu pour la saison, matchs des séries compris.

Cet homme est un héros et on attaque un héros par derrière! On ne réussit pas à l’arrêter sur la patinoire, alors on le suspend.

L’homme réussissait à compter envers et contre tous : des joueurs médiocres s’en prenaient à lui dans les coins de la patinoire et, incapables de l’arrêter, l’accrochaient. Il les terrassait d’un uppercut sur la mâchoire ou d’un violent coup de bâton sur les jambes.

Il y avait quelque chose qui tenait de l’épopée dans ce joueur! Il avait hérité à la fois de la bravoure d’Achille et de la force d’Agamemnon.

Richard était derrière son filet, l’intensité de son regard était telle qu’on disait qu’il avait du feu dans les yeux; il n’avait pas encore dépassé sa ligne bleue que déjà les joueurs adverses s’inquiétaient et tremblaient sur leurs patins.

Il déjouait un joueur et il était à la ligne rouge; on le faisait trébucher, il se relevait; il fonçait sur un défenseur, le renversait comme un fétu de paille; un joueur le harponnait avec son bâton, un autre le poussait, l’entraînait dans sa chute, s’écroulait sur lui; Richard était étendu sur la patinoire un défenseur sur son dos; c’était là la fin de sa course, il gisait comme un agonisant, il donnait certains signes de vie, mais c’était dérisoire : le gardien adverse, un colosse de plus de six pieds, se dressait devant lui comme une réalité inéluctable.

C’étaient là les limites imposées à tout homme, à tout mortel : un mur, un obstacle infranchissable, l’amer sentiment de la finitude. Mais Richard, dans un dernier effort, dans un dernier sursaut du bras et du poignet, dans un effort surhumain, irréel, soulevait la rondelle et l’envoyait derrière le gardien. Il avait déjoué la mort; il avait fait un pied de nez à la fatalité!

Pendant une seconde, le Forum était frappé de silence, stupéfait, interdit, puis une déflagration, une joie immense, un cri unanime de la foule, une fureur à faire tomber les plus solides fondations.

***

Le lendemain du verdict prononcé contre Richard, le 17 mars, le Canadien jouait contre les Red Wings au forum. Campbell avait été fortement invité à ne pas se présenter – il avait même reçu des menaces de mort – mais il avait balayé ces avertissements du revers de la main comme un empereur insensible à la colère de la plèbe.

Dès que la foule eut reconnu le bourreau de son idole, elle l’invectiva, le hua, le bombarda de détritus, de bouteilles, de café, de tomates, de concombres, d’œufs, de bottes, de chaussures, de pièces de monnaie, de pieds de porc, enfin, de tout ce qu’elle put trouver sous sa main.

Richard était dans les gradins; il aurait dû être sur la glace, mais son tortionnaire l’avait réduit en simple spectateur. Il regardait la scène silencieusement, le visage impassible.

Dans les minutes qui suivirent, une bombe lacrymogène explosa, une épaisse fumée blanche envahit l’amphithéâtre; on fit évacuer le forum.

On amena Richard au vestiaire des joueurs. Il y rencontra Campbell qui s’y
était réfugié pour se soustraire à sa lapidation. Les deux ennemis se regardèrent. Richard esquissa un sourire. Ce sourire signifiait-il :

« Regarde : tout le monde m’aime, toi, personne ne t’aime »

Ou bien était-ce un sourire embarrassé qui voulait dire :

« Je suis désolé d’être à la source de tout ce chaos. »

Campbell voulait parler, il bredouilla quelques mots, mais Richard était déjà parti, déjà il n’était plus qu’une ombre dans le brouillard provoqué par la bombe.

Richard savait qu’on l’aimait, mais, là, en quelques minutes à peine, il prit conscience qu’on le voyait comme un héros, un sauveur, un messie même. Il pourrait amener le peuple là où il le voulait!

Il avait déjà eu une chronique sportive. Enfin, ce n’était pas lui qui écrivait, il dictait, mais les opinions exprimées étaient bien les siennes.

Il avait déjà fait un peu de politique : il avait appuyé Maurice Duplessis par le passé. Sur une photo datant de 1952, on le voit d’ailleurs dans un rassemblement de l’Union nationale, tout sourire, entouré du « Chef » et de Maurice Bellemare.

Maintenant, il pourrait entraîner le Québec encore plus loin, beaucoup plus loin, comme le voulaient de jeunes esprits ardents qui manifestaient dans les rues de l’ouest de la ville au moment même où il méditait ces pensées.

Que fit-il?

Il rentra chez lui, dans Ahuntsic, essuya ses bottes sur le paillasson, ouvrit la porte et la referma sans faire de bruit, enleva ses bottes, déposa son manteau sur le crochet d’une patère et son veston sur un cintre dans la garde-robe de l’entrée et marcha à pas feutrés.

Il entendit un cri aigu dans une des chambres; il ouvrit plus largement la porte déjà entrouverte. Un bébé pleurait, le petit dernier; il le prit dans ses bras, caressa ses cheveux et posa un baiser sur son front. « Dors, dors, mon petit, papa est là.»

 

Cette histoire a d’abord été publiée dans le mag papier de juin 2020, sous la rubrique «L’histoire qui fait l’Histoire», toujours sous la plume de Nicolas Bourdon.

Prochaine histoire: samedi prochain.



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