Notre collaborateur invité, Pierre Pageau, nous présente l’histoire du cinéma Ahuntsic, la première salle ouverte après la Seconde Guerre mondiale à Montréal, en 1946.
Avant l’arrivée massive de la télévision (entre 1952 et 1960), de nombreuses salles de cinéma ont ouvert un peu partout dans toute la province de Québec. Le moindre village avait sa salle de cinéma.
Dans une ville comme Montréal, il existe des salles depuis au moins 1904-1905; on parle alors de «scopes» (salles d’environ 200-300 places). Ensuite, viendront les Palaces (depuis 1910 au moins): des salles d’au moins 1000 sièges, jusqu’à 3000.
On observe un ralentissement dans la création de nouvelles salles lors de la Seconde Guerre mondiale. Mais, dès la fin de la guerre, en 1946, et avant l’arrivée de la télévision, il va y avoir un nouveau boom de construction de salles (1).
Un tout nouveau cinéma à Montréal
Le cinéma Ahuntsic a l’originalité d’avoir été pratiquement la toute première salle ouverte à Montréal, dès 1946. Disposant de 662 places, il est inauguré plus précisément le jeudi 6 décembre 1946, en présence de 200 invités. La projection est suivie d’une réception au restaurant sis au sous-sol (2).
La salle est située au 620, boulevard Henri-Bourassa. Selon la vérité historique, la publicité de 1946 indique: «Rue Kelly, une rue à l’est de Lajeunesse», ou parfois on dit «à l’angle des rues Kelly et Jacob». En effet, jusqu’en 1954, ce bout du boulevard Henri-Bourassa se nomme KELLY, du nom d’un fermier irlandais qui y habitait. [NDLR: la cordonnerie Kelly évoquée dans un article du Journal des voisins porte ce nom en raison de l’ancienne appellation du boulevard. Par ailleurs, maintenant la rue Jacob s’appelle Basile-Routhier.]
En 1954 le nom va changer pour celui de Henri-Bourassa, et l’adresse du cinéma est bien le 620, un nombre pair qui nous indique que la salle est du côté sud du boulevard Henri-Bourassa, donc très exactement où se situe aujourd’hui la station de métro du même nom.
Le cinéma a alors comme voisins le magasin Michaud Frères Ltée au 595 en face et le Montreal Power House au 640. En 1954, sur le boulevard Henri-Bourassa il y a toujours le commerce de Michaud Frères Ltée, mais au 640 se trouvent la compagnie de transport Montreal Tramway et la station d’autobus Provincial Bus Terminal. Ces deux dernières entreprises sont à l’origine de la création d’une station de métro à cet endroit-là, à compter de 1966.
Une salle de cinéma aux sièges en cuir
Un article dans La Presse du 7 décembre 1946 fait une description du cinéma Ahuntsic: pour l’extérieur, «des lignes sobres, ornée d’une marquise du meilleur goût avec brillant éclairage»; pour l’intérieur, «Les couleurs rouille, jaune et bleu s’harmonisent avec le meilleur goût possible. Les fauteuils, avec le siège en cuir et le dossier en tapisserie fleurie, assurent le plus grand repos». On parle aussi de la parfaite acoustique de la salle.
Ce cinéma naît donc dans une section d’Ahuntsic qui était à peine développée. Celui-ci était, au départ, la propriété des Cinés United (en fait la United Amusement Corporation Limited, devenue les Cinémas Unis).
Le permis de la Ville pour la construction (du mois de mai 1946) de cette salle parle d’un budget de 65 000 $. C’est Ernest A. Cousin, directeur de la United, qui va décider d’ouvrir le cinéma Ahuntsic, avec une programmation bilingue.
Ainsi, le 6 décembre 1946, pour la soirée d’ouverture à 19 h 45, le Ahuntsic Theatre présente Suspense (avec Barry Sullivan) et, en programme double comme c’est toujours la règle à l’époque, le film Docks of New York.
Par la suite, du mercredi jusqu’au vendredi le cinéma Ahuntsic présente Le comte de Monte Cristo et La belle aventure. Le premier gérant est Rhéal Girard; il va épouser Jacqueline Sénécal en 1948.
Roland Smith, un programmateur qui a fait sa marque
À compter de 1963, il y a un changement majeur dans la programmation. Roland Smith prend la responsabilité du cinéma Ahuntsic. Il sera très connu plus tard pour son travail de programmateur pour le cinéma Verdi et le Théâtre Outremont. Il a fait de même avec le cinéma Empire alors que s’y amorce en juillet 1963 sa carrière de gérant et de programmateur de salles de répertoire.
Le Empire Theatre est un cinéma de 558 places, sise au 451, rue Ogilvy (dans le Mile-End). Cette salle est d’abord gérée et programmée par Guido Orsini et Giuseppe Feoli. Sous l’égide de United Amusement, le cinéma Ahuntsic est publicisé avec les cinémas Lucerne, Van Horne, York et Snowdon.
Ces dernières salles, en 1963-1964, n’annoncent que des films en anglais, alors que le cinéma Ahuntsic lui, présente des films francophones (ainsi Une grosse tête, avec Eddie Constantine le 14 septembre 1964).
MM. Orsini et Feoli font appel à Roland Smith pour relancer l’Empire; ce dernier présente des films d’Ingmar Bergman (à l’époque, il faut se contenter des version originale et sous-titrée en anglais). Il va aussi programmer, pendant un certain temps (1964-1965), le cinéma Ahuntsic. Au début, la programmation du Ahuntsic est surtout en anglais, mais avec du cinéma d’auteur (comme des gagnants des Oscars: The Miracle Worker et Desire Under the Elms).
Roland change la programmation bilingue du cinéma, principalement en anglais, à du cinéma en français. Cet Ahuntsicois a fait ses études dans le quartier Ahuntsic-Cartierville, à l’École d’arts et métiers de Montréal (aujourd’hui le Collège Ahuntsic), et il occupe comme premier travail le poste d’animateur du ciné-club. Il était bien, chez lui, en programmant le cinéma Ahuntsic.
Fermeture du cinéma, ouverture du métro
Le cinéma Ahuntsic ferme à la fin de l’année 1964. Il affiche comme derniers films programmés, pour un succès populaire, des films comme ceux mettant en vedette Eddie Constantine [NDLR: un acteur et chanteur américain d’expression française, né de parents d’Europe de l’Est qui avaient vécu en France].
Janvier 1965 il n’y a plus de publicité; le cinéma Ahuntsic est fermé. Probablement que le projet de construction du métro va décider de la fin du cinéma. En effet le cinéma est bien situé sur le côté sud du boulevard Henri-Bourassa, là où aujourd’hui se trouve le métro Henri-Bourassa. L’ouverture officielle de cette station a eu lieu le 14 octobre 1966.
Le cinéma Empire demeure, en lien même avec le cinéma de Montréal (sur l’avenue du Mont-Royal près de la rue Marquette). Quant à Roland Smith, il a entrepris de programmer le cinéma Verdi (rue Saint-Laurent). Sa carrière à lui démarre vraiment.
Notes1) Pageau, Pierre, «Cinémas d’après-guerre», dans la revue Continuité, # 129, 2011, pages 40-44. «Dans un ouvrage que j’ai publié en 2009, chez GID (Les salles de cinéma au Québec), j’avais pu constater cela encore bien davantage», précise M. Pageau. 2) Le restaurant? Le journaliste parle donc d’un restaurant au sous-sol du cinéma. Il n’était certainement pas là uniquement pour l’ouverture. Mais, combien de temps a-t-il été ouvert? Chose certaine, lorsque Roland Smith, qui prend en charge la programmation de la salle, donc vers fin 1963, il n’y a plus de restaurant. |
Pierre Pageau est professeur de cinéma au Collège Ahuntsic. Il y a fondé le département de cinéma il y a plus de 50 ans. Le Journal des voisins vous le présentait dans un article en novembre 2022.
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