Cours de théâtre. Le texte de fiction de notre chroniqueur raconte les réflexions d’un humoriste sur son métier et sur sa vie en général. (Photo: Cottonbro Studio, courtoisie pexels.com)

Dans son cours d’interprétation à l’École nationale de l’humour, le professeur enjoignait Vincent à couper court à toute longue introduction, à toute digression, à toute référence littéraire.

Ses exhortations se traduisaient par des «Punche!», «Y’est où le punch?», «Punche câlice!», «Garde ça simple, pis punche!», «Tu vas-tu finir par puncher? On n’a pas toute notre vie!», «Punche! Punche! Punche!»

Et maintenant son agent lui disait à propos de son spectacle: «Veux-tu ben me dire c’est quoi cette référence à Tchekhov? Complètement inutile!

– Mais ça prend une minute seulement! lui avait-il répliqué.

– Une minute, c’est long dans le monde de l’humour. C’est une très très longue minute! Les spectateurs se regardent en silence, personne ne rit, personne ne comprend, tout le monde se dit: “Qu’est-ce qui se passe? Il est devenu fou?”»

Il aimait lire, mais maintenant, il lisait beaucoup moins, et quand il lisait c’était presque en «cachette». «À notre époque, il vaut mieux avoir très peu de culture. Totalement inutile! Ça met une distance entre les autres et moi.» Entre sa conjointe et lui par exemple. Elle lisait des polars et des page turner. «De l’action! Je veux de l’action! Qu’est-ce que tu trouves d’intéressant à lire sur des héros angoissés qui méditent à n’en plus finir sur le sens de la vie?»

Il songeait à cette triste réalité, alors qu’il pratiquait ses blagues pour son spectacle «Authentiquement Vincent» qu’il donnait au Théâtre Saint-Denis dans quelques heures. Il n’avait pas assez «punché» dans son monologue «Thérapie personnelle»: «Moi quand j’suis déprimé, j’vais pas voir un psy; j’mange des chips!»

Un beau soleil d’automne dardait ses rayons sur les feuilles jaunes de deux érables. Il aurait aimé être dehors, mais il faisait plutôt les cent pas dans le salon de sa grande maison d’Ahuntsic. Son labrador le suivait partout où il allait et poussait de petits couinements. Mais il voulait être seul et, de son pied, il écartait Moka de son chemin. Il voulait changer de vie et ça signifiait se couper d’êtres insignifiants, médiocres, et peut-être même de son chien!

Automne au chalet. (Photo: Anne Marie Parent, JDV)

Il songeait à la famille Cloutier: Diane, Jean-Louis et François, qui habitaient à proximité de son chalet en Estrie. Diane et Jean-Louis avaient travaillé dans des shops aux États-Unis et étaient maintenant à la retraite.

Ils allaient acheter des œufs chez Diane et ses deux gars pouvaient nourrir les poules. Le jardin de Diane était merveilleux. Des fleurs partout, et de toutes les espèces: rhododendrons auprès d’un massif de sapins; roses, rudbékie, pivoines; hémérocales longeant un petit ruisseau; mauves et myosotis, et gloires du matin qu’elle laissait courir sur le garde-corps de sa terrasse…

Il avait bien essayé de faire fleurir quelques rosiers, mais les plants avaient grandi sans donner de fleurs. Pas assez de temps pour s’en occuper! Toujours pris à Montréal, toujours occupé à des choses futiles.

«Pourquoi suis-je à peu près incapable de nommer un seul arbre?» se demandait-il. Mais il commençait à apprendre! Diane avait deux grands pins blancs sur son terrain, des érables, des mélèzes et des noisetiers, qu’il confondait parfois avec des aulnes. Elle avait appris à ses gars comment en extraire la noisette: mettre des gants pour se prémunir des poils raides, déchirer l’enveloppe et ensuite frapper, pas trop fort, et avec un petit marteau, la noix pour en extraire la partie comestible.

Sa conjointe avait été «traînée de force dans ce trou perdu». Le chalet était de dimension très modeste: des plafonds bas, deux petites chambres. «C’est absurde! On a les moyens de s’acheter quelque chose de beaucoup plus grand!» Mais il avait tout de suite été charmé par la forêt dense qui entourait le chalet et la superbe vue sur les montagnes blanches. Elle avait finalement cédé, mais à condition qu’elle puisse rénover cette «bicoque» de fond en comble. Elle avait modifié tout ou presque et le petit camp de chasse que ce chalet avait été jadis était devenu méconnaissable!

Les rénovations s’étaient achevées par une apothéose: l’ajout d’un étage! Il avait passé cet été-là à se dire: «Mon Dieu que c’est pénible! Quand est-ce que je vais retrouver le silence?» Il l’avait enfin retrouvé à la campagne, mais l’avait perdu en ville: après le chalet, sa conjointe s’attaquait maintenant à la rénovation de leur maison d’Ahuntsic!

La convaincre de vivre dans ce quartier n’avait pas non plus été une mince affaire. Ahuntsic était à ses yeux «un quartier de pépés». Les cafés et les restaurants de la Promenade Fleury, qu’il trouvait pourtant animés, avaient selon elle «quelque chose de poussiéreux, de vieux mononcle». «Qu’est-ce que tu veux que je te dise? Y’a pas de groove dans ce quartier! On se croirait plus dans une banlieue de Montréal qu’à Montréal.» Mais c’était le quartier de son enfance et de son adolescence et il avait peut-être voulu retrouver un peu du bonheur qu’il avait connu en y achetant une maison.

Sa conjointe ne passait pas beaucoup de temps avec les Cloutier; ils leur rendaient service, elle les payait en retour, et c’était tout. Quant à lui, il aimait discuter avec eux, avec François surtout… enfin quand il avait le temps. Cet homme travaillait sans arrêt! Il était à la fois chauffeur d’autobus, apiculteur, boucher et tireur de joints. Il amenait les enfants en autobus tôt le matin et revenait chez lui pour s’occuper de ses ruches, ou pour dépecer un chevreuil qu’un chasseur avait tué dans la montagne.

Il était si absorbé par ses pensées qu’il fut surpris de constater que ses joues étaient baignées de larmes. «Je dois faire rire et je pleure! On annule le spectacle! On rembourse tout le monde.»

 

«Je dois faire rire et je pleure! On annule le spectacle! On rembourse tout le monde.» (Image: Clker-Free-Vector-Images, courtoisie pixabay.com)

«Je pense que c’est quelque chose que j’ai mangé hier soir, ça n’a pas passé, j’ai trop mangé, et il y avait quelque chose de rance dans la sauce à spaghetti… Ma pression est très haute… Je ne sais pas ce qui se passe… Beaucoup de stress, ces derniers temps… Mon gars a une grosse gastro, c’est arrivé soudainement; ce matin, tout allait bien… Et ma conjointe qui est en voyage. Pas le choix de rester à la maison!» Il essayait de trouver des excuses; il voulait appeler son agent et tout annuler!

«Mais, c’est pire que ça! Je veux tout arrêter. Tout! Pour toujours.»

Il avait récemment commencé à enregistrer «Un Pro et un poireau». Il était l’assistant d’un maître bien connu de la gastronomie montréalaise; il était en quelque sorte un faire-valoir rigolo, un novice sympathique à qui on doit tout montrer. «Du sucre à la crème, disait-il dans la première émission, ça semble facile à faire, mais moi je le rate tout le temps. C’est quoi ton truc?»

«C’est parfait comme casting lui disait son agent. Ton personnage d’humoriste est fendant, cynique et narcissique; on vient adoucir cette image. Là, tu es drôle, mais aussi humble, maladroit, low profile

Low profile, il aurait aimé l’être encore plus! Quitter le monde du spectacle et écrire l’histoire des Cloutier. Il avait songé jadis à s’inscrire en lettres plutôt qu’à l’École nationale de l’humour. C’est ce qu’avait fait un de ses bons amis qui avait choisi cette voie ardue: «Tu as fait le bon choix! disait-il à Vincent. L’écriture, c’est une voie de pénitent, une voie étroite, aride, solitaire!» Et pourtant comme il enviait son ami. Il écrivait des textes poignants de vérité, et la vérité se situait toujours entre l’ombre et la lumière, entre le rire et la tristesse. C’est ce que Tchekhov, ce maître de l’humour, avait compris. Tandis que lui, il devait «puncher» à tout prix!

Il avait quelque chose à raconter de beaucoup plus fort que ce qu’il racontait dans «Authentiquement Vincent»! Les Cloutier avaient sombré dans l’alcool puis s’étaient relevés. Ça ferait une belle histoire, pas exagérée comme celles d’Hollywood, pas caricaturales comme celles qu’il racontait à son public. Il y avait quelque chose en eux qui faisait qu’ils ne pouvaient pas boire une goutte d’alcool. S’ils humectaient leurs lèvres, il était déjà trop tard; ils buvaient toute la bouteille!

Dans les années 1970, il n’était pas rare de voir Jean-Louis en prison. Il trinquait dans les bars malfamés des villages frontaliers, devenait irritable et se battait avec des Américains beaucoup plus grands et forts que lui. «Aux States, ils ne niaisaient pas avec ça! Ils te voyaient marcher croche dans rue pis y te mettaient en dedans. C’est moé le premier qui a arrêté. J’ai prié l’bon Dieu; ç’a aidé!»

Mais pour raconter leur histoire, il fallait mieux les connaître et passer plus de temps au chalet.

Dans un rare moment d’épanchement, François lui avait dit: «C’est routinier quand même ma job! J’me lève à 5 h du matin; j’me rends à Compton pis j’amène les enfants à Coaticook, j’reviens chez nous le midi, pis j’refais la même job en sens inverse le soir. Pas mal plus routinier que la vie d’un humoriste! Mais il faut ben gagner sa vie. On fait pas ce qu’on veut; on fait ce qu’on peut.»

Pauvre homme, il ne savait pas que la vie d’un humoriste pouvait aussi être très routinière! Les mêmes blagues niaiseuses, les mêmes rires gras, soir après soir!» Oui, j’ai une migraine carabinée. Je ne peux pas me présenter ce soir! C’est… Ah! Mon Dieu! Ça fait mal. C’est comme un bandeau tout le tour de la tête. Comme si une grosse botte m’écrasait la tête… Ma grand-mère en a seulement pour quelques heures maintenant. Elle est aux soins intensifs. Je dois y aller!» Il ne voulait pourtant pas mentir… Il aurait voulu dire à son agent avec panache: «C’est assez! J’ai créé assez de laideur. Je mets fin à tous mes contrats. Le reste de ma vie sera consacré à la beauté.»

Dans ses plans de «révolution personnelle» et d’«épuration», il quittait son emploi, il quittait son agent et tous ses collègues du monde de l’humour, il quittait sa conjointe, bref, il se débarrassait de tous ces êtres qui polluaient son existence, et il s’établissait en permanence dans ses montagnes. Le reste de sa vie serait consacré à la marche, à la méditation et à l’écriture.

«Le poil du labrador est dense et rude au toucher, mais c’était son chien et il aimait le flatter.» (Photo: Lenka Novotná, courtoisie pixabay.com)

Il réalisa soudain qu’il était tard. Il était fatigué d’être debout et de pratiquer son texte sans conviction. Il s’assit sur le sofa du salon et son chien vint aussitôt s’asseoir sur ses genoux. Cette fois, il ne put résister à cette manifestation d’affection. Le poil du labrador est dense et rude au toucher, mais c’était son chien et il aimait le flatter. Moka savait faire parler une autre voix en lui, une voix qui s’opposait à son désir d’intransigeance et «d’épuration»; c’était la voix de la tendresse, et peut-être même de la pitié.

Les chiens, mais les êtres humains aussi, et les êtres humains peut-être même plus que les chiens, avaient besoin qu’on les embrasse et qu’on les caresse. Même sa conjointe, si forte, si autonome, même sa conjointe qui ne semblait avoir besoin de personne, avait connu quelques «crises». Un soir, elle s’était roulée en boule dans leur lit. Elle sanglotait. Elle avait compris ce qui se tramait dans son cœur: «Tu me méprises! Tu ne m’aimes pas! Tu me trouves trop superficielle. Je le vois dans ton regard; ton regard est froid, il n’y a pas d’amour dans ce regard.»

Il s’était couché près d’elle et l’avait serrée fort dans ses bras. Il lui avait dit: «Mais non, je t’aime!» Il avait puisé dans ses dons d’acteur pour donner de la conviction à ce «je t’aime». Du moins, le pensait-il. Mais peut-être qu’une partie de lui, cette partie tendre qui flattait présentement son chien, l’aimait véritablement.

C’était sans doute une donnée universelle de la condition humaine: il y avait ce moment mélancolique quand François prenait son déjeuner aux petites heures du matin, juste avant d’aller conduire son autobus, quand Jean-Louis et Diane, du temps qu’ils travaillaient encore, préparaient leur lunch avant de partir pour la shop, un moment où on rêvait à ce qu’aurait pu être notre existence si on y avait mis un plus d’efforts, si on avait fait les bons choix. Mais on refermait la porte de la maison en se disant: «On fait pas ce qu’on veut; on fait ce qu’on peut!» Puis, on était aspirés par le tourbillon de la journée et on n’y pensait plus.

L’humoriste hésite à entrer sur scène, mais il finira bien par s’y rendre. (Photo: Monica Silvestre, courtoisie pexels.com)

Il avait quitté le salon et il se préparait maintenant un sandwich. Une lumière rose et liquide entrait par les grandes fenêtres de sa cuisine. Il était temps d’y aller! Il allait manger cette collation, se rendre au Théâtre Saint-Denis, et divertir un peu ses frères humains, bref il allait faire son petit numéro avant d’aller au lit.

Ce n’était pas grand-chose, c’était même totalement insignifiant, mais si Diane, Jean-Louis et François l’avaient fait, si des milliards d’êtres humains comme eux en avaient été capables, il n’y avait pas de raison pour qu’il n’y parvienne pas.

L’auteur de ce texte de fiction, Nicolas Bourdon, est professeur, auteur et collaborateur au Journal des voisins. Il tient la chronique «Dans la tête du prof» dans la version imprimée du JDV, le Mag papier.



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