Un sac de hockey, deux sacs d’IGA, une nouvelle de Nicolas Bourdon. Photo : Pexels / Thatguycraig

Ça m’étonne que vous vouliez faire une entrevue avec moi parce qu’aux yeux de la société, je n’existe pas : je n’ai pas d’emploi, pas de documents, pas de permis de conduire, pas de carte d’assurance maladie, pas de permis de travail, rien. Dans mon esprit, les entrevues, c’est pour les vedettes ou les politiciens, mais moi!

Je m’appelle Kensa Louissaint. J’ai 24 ans. Je suis née en Haïti et je suis arrivée au Québec il y a trois ans. Quand je ferme les yeux, je suis encore capable de voir le soleil si puissant de mon pays, si puissant qu’on ne connaît pas l’hiver; je vois une colline et la mer; j’entends encore des gens parler sur la place du marché sans aucune inquiétude, sans se presser, comme s’ils avaient tout le temps du monde.
Je suis très belle… enfin ce n’est pas moi qui le dis, mais tous les gars de Pétion-Ville! Paul est attiré par moi.

Je me suis dit : «Ce n’est pas un mauvais parti! Il a une cervelle, du moins je pense.» Vite ! On se marie et on fuit. Ce pays pourrait être un paradis, mais c’est maintenant un enfer. On a un peu d’argent; ça aide!
Aux États-Unis, j’accouche d’un garçon. C’était pas un enfant fait par amour. C’était une stratégie pour qu’il puisse avoir sa citoyenneté : les autorités ne séparent pas l’enfant des parents, alors pas de crainte qu’on nous renvoie! Mais on décide finalement de s’établir au Québec : des amis nous ont dit qu’il fait froid, mais que les gens sont accueillants.
On passe par le chemin Roxham. On en parle comme d’une passoire, mais ce n’est pas ce que j’ai vécu! Dès qu’on passe la frontière, on nous enlève notre passeport. C’est la deuxième fois en un an que je traverse la frontière d’un pays riche, mais cette fois est pire que la première. J’ai un petit de deux mois avec moi, j’ai très peu d’argent; mon mari en a un tout petit peu plus… Mais cet homme qui regarde son cellulaire pendant que son petit pleure, est-ce qu’il m’aime ?
On passe par le YMCA comme des milliers d’autres avant nous et ensuite on se trouve un petit appartement sur Henri Bourassa à 850 $ par mois. C’est gris, c’est triste et ça sent le moisi, mais il n’y a pas de punaises ni de coquerelles; c’est déjà beaucoup!
La demande de permis de travail de mon mari va assez rapidement, enfin si vous trouvez que six mois pour l’obtenir, c’est rapide… Moi, je commence les tests médicaux pour l’obtenir, mais je tombe enceinte au milieu du processus; un autre enfant qu’on a conçu pour ne pas être expulsé, du Canada cette fois. Mes tests sont suspendus. Pendant ce temps, mes économies fondent; je dois même me passer de cellulaire.
Je vis au crochet de mon mari qui me voit de plus en plus comme un fardeau. Mon seul espoir, c’est dans l’école que je le trouve. Je me suis liée d’amitié avec une enseignante à l’éducation aux adultes; je l’appelle mon ange-gardien.

Une collègue m’a dit qu’elle en fait beaucoup plus que les autres : «Habituellement, à l’éducation aux adultes, tu as un professeur à l’avant de la classe qui répond à tes questions quand tu as de la difficulté avec ton cahier d’exercices. Sinon, il n’y a pas de cours; il faut se débrouiller tout seuls. Mais Nathalie est spéciale ! Le matin, elle va chercher elle-même des étudiants en auto pour les amener presque de force à l’école.»
Elle parle aux élèves avec tellement d’autorité que tout le monde lui obéit. Elle fait peur à de grands gars costauds. «Toé mon gars ! qu’elle leur dit Tu vas te forcer ! Tu as le talent pour passer ton diplôme, mais tu brettes ! Botte-toé le cul ! Je te donne une heure pour cet exercice, pas plus. Envoye!» Elle est dure avec nous parce qu’elle veut qu’on réussisse.
Au début, on ne se comprenait pas. Je dis des mots en créole quand je suis émotive et comme depuis trois ans, je n’ai connu aucune journée normale, je suis presque toujours émotive ! Quand je parle créole, elle me dit : «Parle donc comme du monde!» Et quand elle me parle avec des mots de joual, je lui dis : «Parle donc comme du monde!» On rit beaucoup!
Je travaille très fort dans mes cours; je reviens à la maison après l’école, je fais le souper, la vaisselle, je couche les garçons et ensuite je me remets à mes études. Je réussis à faire ma troisième et ma quatrième années de secondaire en une seule année.
Mon mari fait de l’argent, mais il me donne le strict minimum. J’allaite mon plus jeune; j’ai très faim, mais il trouve que je mange trop; il commence par me priver de dessert puis il veut réduire mes portions. Je le soupçonne de mener une autre vie; il dit toujours qu’on est pauvres, mais le soir il revient parfois le sourire aux lèvres et il sent la boisson.
Mon mari ne paye pas le loyer à notre proprio et il réussit à obtenir un avis d’éviction contre nous. En plus, la DPJ se met de la partie : on nous a dénoncés.

Les petits dorment par terre sur des petits matelas, le frigo est toujours vide, on n’a aucun médicament et les garçons n’ont pas de vêtements d’hiver. Nathalie va nous acheter des vêtements, des médicaments et elle engueule mon mari pour la nourriture! La DPJ revient nous voir; cette fois on passe le test. Nathalie appelle aussi notre proprio, elle lui dit : «Faites une saisie à la source sur la paye du mari; je vais vous dire comment si vous ne savez pas. Vous ne pouvez pas les évincer; ils ont nulle part où aller. Il y a deux petits dans cette histoire! » Et ça marche : le proprio réussit à saisir le salaire de mon mari.
Mon ange-gardien m’aide aussi avec mon permis de travail. Toute ma vie tient dans ce bout de papier! Si je l’obtiens, je peux au moins avoir un petit boulot et je gagne ma liberté. Nathalie appelle elle-même le gouvernement et ils lui disent qu’ils ont laissé plusieurs messages, mais que je n’ai jamais rappelé. J’étais trop pauvre pour avoir un cellulaire! Je dois repayer 300 $, que Nathalie me prête, et je recommence ma demande à zéro.

Ça fait maintenant huit mois que j’ai complété les examens médicaux et je n’ai toujours pas de nouvelles du permis. Je n’ai droit à aucune assurance-sociale parce que le gouvernement considère que mon mari fait assez d’argent. Je n’ai pas d’argent, je veux travailler, mais la bureaucratie ne veut pas! Mon mari me donne à peine de quoi me vêtir et me nourrir.
Un jour alors que mon mari est dans la douche, je regarde son cellulaire et je réussis à entrer dans son compte de banque. Je vois plusieurs virements faits en direction d’Haïti, à qui exactement? Je ne le saurai sans doute jamais; je soupçonne qu’il s’agit d’une autre femme.

Mon mari sort de la douche; j’essaie de l’éviter, mais au souper, il me dit : «Qu’est-ce que tu as? Tu me regardes avec de drôles de yeux.»
J’en parle à mon ange-gardien. Elle me dit : «Tu vas sortir de cet enfer. Je te trouve une place dans un foyer de femmes battues.» Elle appelle un organisme. L’employée lui dit : «Je suis désolée, je ne peux rien faire. Monsieur n’est pas violent avec madame.

– Veux-tu échanger de place avec elle pour voir par toi-même si monsieur est violent avec madame ?», lui répond Nathalie.

Puis, elle lui raccroche au nez. Elle rappelle deux jours plus tard. Cette fois, l’employée reconnaît que je subis de la violence économique et elle me trouve une place dans un foyer pour femmes battues.
Une semaine plus tard, je fais mes bagages. Je me retiens pour ne pas pleurer. Pour m’encourager, je me dis : «Au moins, je ne suis pas morte, je ne suis pas blessée. Comment regretter Haïti quand une simple course au marché peut vous coûter la vie? Mais je rêvais à mieux. J’étais naïve; je me disais que je trouverais facilement du travail et que notre situation allait s’améliorer très rapidement.
Mes garçons regardent des dessins animés à la télé; parfois ils me jettent des regards inquiets, surtout le plus grand. Je délaisse constamment mes bagages pour embrasser mes petits et leur dire que tout va bien aller, mais j’ai de la difficulté à le croire moi-même.
J’enlève les quelques décorations de l’appartement : des bibelots sur des étagères, une photo de mes parents, deux toiles représentant des paysages d’Haïti. Déjà l’appartement était triste; il l’est encore plus maintenant que j’ai tout enlevé.

Mon mari revient du travail, il prend une bière dans le frigo, s’assoie sur le fauteuil du salon, change de poste.

Finis les dessins animés; il veut regarder du football. Il ne me dit pas un mot; il ne regarde même pas ses enfants. Une demi-heure plus tard, j’ai fini mes bagages. Devant moi, un sac de hockey et deux sacs IGA. Voilà toute ma vie.



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