Conte de Noël de Nicolas Bourdon.(Photo: Jonathan Borba, courtoisie unsplash.com)

Je veux, en cette période de l’année si justement dédiée à l’amour et à l’amitié, faire un témoignage à propos de ma femme. Je dirais qu’elle est moralement supérieure à moi et je dirais même que s’il y a une once de bonté en moi c’est grâce à elle.

Elle, avec sa tendance naturelle à voir des qualités chez les autres plutôt que leurs défauts, me dit: «Ta bonté ne vient pas de moi; elle est en toi. Je l’ai peut-être un peu éveillée, mais c’est tout!»

Je suis conseiller financier dans une banque et ma femme est enseignante au primaire. Mais ce n’était pas assez d’avoir des enfants à l’école, il a fallu qu’elle en ait à la maison! Il faut le dire: elle était déjà mère d’une vingtaine d’enfants, car les enfants aiment leur enseignante comme une mère et la voient souvent beaucoup plus que leur propre mère!

Donc, nous sommes seulement dans la fin vingtaine et nous avons deux filles de deux et quatre ans. Et dire que ma femme veut un troisième enfant! N’eût été que de moi, je n’aurais peut-être pas eu d’enfants ou du moins je les aurais eus beaucoup plus tard dans ma vie! «On peut pas faire comme tout le monde! disais-je à ma femme. Personne n’a des enfants aussi jeune.» J’aurais voulu me concentrer sur ma carrière au moins jusqu’à la trentaine et là, peut-être, peut-être, avoir des enfants. Mais ma femme me répondait toujours: «Tu vas être tellement heureux quand tu seras père que tu vas te demander pourquoi tu n’as pas eu d’enfants beaucoup plus tôt!»

Les enfants, il faut s’en occuper et prendre des congés parentaux, et qui dit congés dit nécessairement diminution de salaire, surtout que ma femme a voulu prendre toute une année de congé après chacune des naissances.

Tout cela pour dire que nous n’avons pas amassé tout l’argent que j’aurais voulu normalement avoir à ce stade de ma vie. Je vois comme un échec, presqu’une humiliation, le fait qu’on soit encore en appartement. Mais je travaille ardemment à amasser de l’argent! Bientôt, d’ici deux ans environ, on pourra s’acheter une belle maison.

En attendant, à ma grande honte, nous avons dû quitter notre appartement de Villeray pour un appartement dans Ahuntsic; les appartements dans Villeray étaient devenus hors de prix. Mais nous reviendrons bientôt dans Villeray, tout près du marché Jean-Talon, je le jure, et nous reviendrons la tête haute, en tant que propriétaires! Ma femme ne partage pas mon rêve pour Villeray et me dit constamment: «C’est beau Ahuntsic; il y a des arbres, beaucoup de parcs, c’est bien pour les enfants.»

Nous vivons pour l’instant dans un grand appartement, dans un bas de duplex. Nous disposons d’un rez-de-chaussée, d’un sous-sol, d’un garage et d’une grande cour pour 1900 $. Ce n’est pas cher compte tenu que maintenant il faut débourser au moins 1500 $ par mois pour vivre dans un 4 ½ décent à Montréal, mais chaque début de mois, je me dis: «J’envoie 1900 $ par les fenêtres!»

Au deuxième étage, il y a Pierre et Nicole, des septuagénaires. Nicole est à la retraite; elle voue un amour passionné aux chats; je pense qu’elle les aime plus qu’elle aime son mari! Elle en a deux à la maison et, en plus, elle fait du bénévolat dans un refuge pour chats à Montréal-Nord.

Son mari est brigadier. Il se plante au beau milieu de la rue et ne bouge pas de là, dût-il y avoir vingt autos en file devant lui. Le matin, je vais reconduire mes filles; nous pouvons être à cinquante mètres du coin de la rue, mais il nous crie fier comme un paon et dressant son panneau «Arrêt» au nez des voitures: «Venez! Venez! Y attendront; moi, j’bouge pas!» À mes yeux, il est indubitablement le meilleur brigadier sur l’île de Montréal.

Pierre a un tic nerveux: à tout propos, il dit: «En tout cas». C’est une expression qui indique la réflexion, un désir de synthèse, et, je dirais même la volonté d’énoncer une vérité profonde, une maxime éclairante, comme l’ont fait avant lui les grands moralistes.

Pierre et Nicole sont toujours en train de marcher de long en large de leur appartement. Je me dis souvent: «Au secours! Ils ne peuvent pas s’asseoir une minute et lire un livre? Au moins qu’ils regardent la télé!» Mais non, ils marchent, ils marchent sans arrêt! Et déplacer des objets toute la journée semble leur procurer une grande joie.

«Peut-être qu’ils font souvent le ménage. Ils gardent leur appartement très propre.

– Mais ils déplacent toujours des choses! Tu entends? Tu entends? Là, on dirait qu’ils déplacent une chaise ou non quelque chose de plus gros, ça crisse sur le plancher, une commode peut-être ou une grosse bibliothèque! C’est comme ça toute la journée!

– Moi, je ne les entends pas.

– Hier, on aurait dit qu’ils déplaçaient des boîtes ou je ne sais trop quoi, des colis… Leurs déplacements n’ont aucun sens, ne suivent aucune logique à moins qu’ils pratiquent une quelconque activité physique pour garder la forme. Ils déplacent une boîte de la cuisine au salon puis ils la rapportent du salon à la cuisine.

– Ce sont sans doute des objets qu’ils vendent au bazar ou dans les ventes de garage.»

Les ventes de garage! L’été, ils en organisent à toutes les premières fins de semaine du mois, mais «c’est la première, celle de juin, qui marche le mieux!» de l’avis de Nicole. Ils courent les friperies et les bazars, achètent les cochonneries qu’ils y trouvent et les revendent plus cher!

Pierre n’a pas pu participer à la vente de garage du mois d’août. Il avait vomi toute la nuit. Il vomit souvent ces derniers temps! On se réveille au beau milieu de la nuit avec des sons horribles qui nous lèvent le cœur et je m’écris à chaque fois: «Vivement qu’on ait une maison à nous!»

La nuit dernière, ça dépassait les bornes. Nicole était paniquée et quand elle panique, elle hurle.

«Je pense qu’il a besoin d’aller à l’hôpital; c’est grave, me dit ma femme.

– Je vais l’amener, mais j’ai peur qu’il vomisse dans l’auto», dis-je en grommelant.

«C’est à cause de la soupe aux épinards, me dit Nicole quand j’entrai dans leur appartement. Il a mangé de la soupe aux épinards! C’est trop dur pour lui. Il a pas une bonne digestion.»

Trois jours plus tard, Nicole nous annonça que Pierre était atteint d’un cancer à l’intestin de stade 3; les médecins lui donnaient peu de chance de survie.

«Je vais m’occuper de lui, dit Nicole. C’est un bon monsieur que j’ai. Là, je vais me reposer. Ça fait douze heures que je suis à l’hôpital. Ça fait des grosses journées.»

«As-tu remarqué, dis-je à ma femme, que Nicole parle de son mari comme s’il était un poids, une corvée?

– Non, je n’ai pas senti ça», répliqua ma femme sur un ton péremptoire.

On enleva une partie de l’intestin de Pierre. Puis, ce furent les traitements de chimiothérapie. Le vieil homme maigrissait à vue d’œil. Ce n’était plus le brigadier scolaire qui marchait d’un pas ferme à son coin de rue et qui se plantait droit comme un mur devant les autos. Il ne faisait plus que des petits pas et il avait toutes les misères du monde à monter les marches de l’escalier qui menait à son appartement.

Au milieu de cette tragédie, les proprios nous informèrent qu’ils avaient l’intention de vendre leur duplex de Montréal. Ils sont riches, bien sûr, mais eux aussi éprouvent de la difficulté à arriver. Nous n’en disons rien à Pierre et Nicole pour ne pas les inquiéter, mais, un jour, les proprios nous informent qu’ils vont rencontrer «les locataires d’en haut» en premier et qu’ensuite ils viendront nous voir.

Nous sommes certains que nous allons être mis à la porte: de ce que nous comprenons de leurs intentions, soit ils vendent leur duplex, soit ils s’établissent au rez-de-chaussée. Dans tous les cas, nous devons partir. Mais surprise! Le propriétaire nous dit d’une voix sans émotion, une voix d’ordinateur, de chiffrier Excel: «Vous, vous restez. Rien ne change pour vous. Nous reprenons le logement du haut. Les locataires du haut s’en vont. On a déjà signé une entente avec eux.

– Mais vous êtes certains que c’est la chose à faire ? Ils sont vieux et…

– On a déjà signé une entente avec eux.»

Nous avons immédiatement sonné chez Nicole et Pierre. «Assoyez-vous! Assoyez-vous! nous a lancé une Nicole radieuse. Je vous fais du café.»

Pendant ce temps, son mari se tenait silencieux assis sur une des petites chaises de la cuisine.

«Ouais, il est pas mal fin le proprio! Il nous donne deux ans de loyer! C’est quand même quelque chose. Et il nous paie les déménageurs! Il va regarder pour nous sur Internet. On va sûrement aller à Montréal-Nord, c’est moins cher là-bas. C’est pas plus mal, vous savez; on s’approche de mon refuge pour chats!»

On eut dit que Nicole avait rajeuni de vingt ans et qu’une nouvelle vie s’ouvrait devant elle. Mais soudain, d’un coin de la cuisine, on entendit la voix fatiguée et éraillée de son mari: «Toi, tu t’en vas à Montréal-Nord, mais moi, j’vais où? Tu-veux-tu me dire où j’vais?»

«Hé! Hé! Qu’est-ce que je te disais sur Nicole, dis-je à ma femme une fois qu’on eut quitté leur appartement. L’argent, l’argent, c’est ce qui fait courir les humains. Plus que l’amour! Bien plus que l’amour! On lui présente un beau petit magot et hop! Elle oublie son mari. Il aurait bien aimé mourir tranquillement dans l’appartement où il a vécu les trente dernières années de sa vie, mais non il doit se taper un déménagement! Ah! Le pouvoir de l’argent!»

Pour toute réponse, ma femme m’a fusillé du regard et elle s’est enfermée dans notre chambre.

Ma femme les a invités à souper la veille de leur départ. «J’ai fait de la soupe! s’écria-t-elle quand ils entrèrent. Mais ne vous inquiétez pas, ce n’est pas de la soupe aux épinards!» ajouta-t-elle en riant. Nicole et Pierre avaient mis leurs plus beaux habits; je ne les avais jamais vus ainsi.

Pierre ne cessait de dire: «Merci! Merci! En tout cas, vous auriez pas dû.»

«M’énerve celui-là avec son “en tout cas”», pensai-je.

Ma femme lui demanda s’il voulait un verre de vin. «Non pas question! s’écria Nicole. C’est pas bon pour son diabète.

– Mais, hum, cocotte, c’est une soirée spéciale. Mon médecin me dit de ne pas en prendre, mais il me dit aussi qu’il peut y avoir des occasions spéciales. En tout cas, j’vais en prendre juste un peu, pas beaucoup, juste le fond d’un verre.»

Pierre avait les yeux émerveillés d’un enfant qui entre pour la première fois dans une confiserie. Ma femme l’écoutait avec une extraordinaire attention si bien que cet homme qui n’était pas habitué de parler, parla.

En prenant congé sur le seuil de notre porte, il nous dit: «En tout cas, merci ! Merci pour le repas! Vous viendrez nous visiter.

– Je peux venir vous aider à placer vos choses après-demain si vous voulez, lui répondit ma femme.

– Oui, vraiment! C’est trop… Vous n’êtes pas obligée. En tout cas, merci, merci!»

Il était faible, son teint était grisâtre, il avait perdu beaucoup de poids, mais il souriait à ma femme. Peut-être avait-il espoir que, là où il allait, il y avait peut-être un peu d’amour.

Ma femme alla les aider et revint avec de mauvaises nouvelles. Ils trouvaient que l’appartement était beaucoup plus petit que ce à quoi ils avaient pensé (tout c’était fait tellement vite!) et ils s’ennuyaient déjà d’Ahuntsic.

«Peut-être qu’on ne vous reverra plus!» lui avait dit Pierre.

Mais ma femme leur a promis qu’on allait les revoir un peu avant Noël. «Ah! Merde! lui dis-je, ne me dis pas qu’on va être pognés pour aller les voir!» Sa promesse me coûtait: ma vie est folle à l’approche de Noël; l’activité à la banque est trépidante et on dirait que toutes les transactions que les clients n’ont pas faites pendant l’année, ils les font durant les cinq jours qui précèdent Noël. Et puis il faut acheter des cadeaux, décorer un sapin, écrire des cartes et, avec tout ça, nos filles sont énervées comme ce n’est pas possible… Alors la moindre minute que j’ai pour moi, je la prends pour me reposer!

Mais non! À cause de ma femme, nous sommes allés chez Pierre et Nicole le 23 décembre.

Conte de Noël de Nicolas Bourdon. (Photo: Cottonbro Studio, courtoisie pexels.com)

«Joyeux Noël!» s’écria ma femme quand Nicole vint nous ouvrir. Elle avait un sourire radieux. «Vous savez quoi! Pierre est mieux. Son cancer est en rémission. Les médecins en croient pas leurs yeux.

– Y’a pas dit son dernier mot, le bonhomme», ajouta Pierre en levant sa main à la façon d’un élève qui veut parler en classe.

Ma femme avait apporté des bonhommes en pain d’épice; Nicole sortit une belle assiette en porcelaine d’une armoire vitrée. «Celle-là, je la sors seulement dans les occasions spéciales.» Ma femme y déposa les biscuits et Nicole servit du café.

Leur nouvel appartement m’apparut bien moins agréable que l’ancien. Au moins il était propre, mais il était petit et donnait sur Henri-Bourassa; on avait l’impression que les autos entraient par le salon et, même si les fenêtres étaient fermées, ils entendaient le vacarme du boulevard.

Nous étions six dans une petite cuisine encombrée. Mes filles ne tenaient pas en place et j’avais peur qu’elles brisent quelque chose.

«Mais, disait Nicole avec philosophie, on finit par s’habituer, pis l’important c’est que Pierre soit en vie! Je pense pas que j’aurais été capable de vivre sans lui. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, je l’aime mon mari!» Puis elle s’arrêta, saisie par l’émotion. Sa voix tremblait.

«Et moi aussi, je l’aime ma femme!» dit Pierre en élevant encore une fois sa main.

Et ma femme me lança un sourire triomphant: c’était une des plus belles victoires qu’elle remportait contre un cynique comme moi.

Pierre ajouta: «En tout cas, ma mère avait l’habitude de dire que, dans la vie, c’est pas le matériel qui compte, c’est les humains.

– Ah! C’est bien vrai ça! C’est bien vrai», répondit ma femme.

Il y eut un silence assez long pendant lequel je sentis une forte émotion monter en moi et je voulus la chasser en disant à Pierre: «Vous ne prenez pas un bonhomme en pain d’épice?

– Ben, hum, en tout cas, mon médecin m’a dit que tout ce qui est sucré est à éviter, mais en même temps, il me dit aussi qu’il peut y avoir des occasions spéciales… Et vous savez, on est tellement proches de Noël.»

L’auteur de ce texte de fiction, Nicolas Bourdon, est professeur, auteur et collaborateur au Journal des voisins. Il tient la chronique «Dans la tête du prof» dans la version imprimée du JDV, le Mag papier.



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