(Photo: François Robert-Durand, archives JDV)

Après ses études, Julie avait quitté son 2 ½ dans Villeray pour Ahuntsic; les prix étaient devenus déraisonnables. Elle vivait maintenant dans un spacieux 4 ½ en face du parc Ahuntsic et en haut d’un vieux couple d’une incroyable gentillesse. 

Les soirs d’été, quand la chaleur tombait enfin, Julie croisait sa voisine sur son balcon. La plupart du temps, elle buvait une infusion, mais les soirs de fin de semaine, elle se permettait un verre de vin. Elle était âgée de 76 ans. Pendant quelques mois, les deux voisines échangèrent quelques banalités puis, un soir, Madame Dubois invita Julie sur son balcon pour boire un verre. 

Éveline Dubois avait vécu une existence difficile. Son mari était mort du cancer à 50 ans, la laissant seule s’occuper de leurs deux fils. Elle les aimait de tout son cœur de mère, mais sitôt qu’ils eurent atteint l’âge adulte, ils quittèrent Montréal; elle ne les revoyait qu’à sa fête et à Noël. Julie l’appelait toujours « Madame Dubois » et la vouvoyait, car malgré leurs nombreuses rencontres et discussions, elle conservait toujours cet air grave, presqu’altier, des êtres disciplinés qui ont travaillé fort pour vivre.   

Le seul moment où le visage de Madame Dubois se décrispait, c’était le soir sur son balcon. Sa voix devenait rêveuse et ses yeux humides se perdaient loin à l’ouest dans le soleil qui se couchait derrière les grands arbres du parc Ahuntsic.  

« C’était une tradition avec mon mari… On se permettait parfois un verre de vin. On a jamais été riches. Le taxi, il faisait ça pour des peanuts. Le 7 octobre 1969, il est allé à la manifestation devant les garages de la Murray Hill. Ça a dégénéré : un mort et une quinzaine de blessés. C’était pas son genre de manifester, tu sais. Il était doux comme un agneau. Mais il me disait : “Il faut que j’sois là pour les gars. C’est pas juste une question d’argent; il faut que je sois solidaire.” Ça l’a rendu malade cette affaire-là. En 73, il a arrêté de travailler et j’ai commencé à faire des ménages. »   

Quand, au début du mois de mars, le vieux propriétaire venait les voir, il avait l’air piteux, nerveux; ses mains tremblaient. « Enfin, heu… Je pense que 5 $ d’augmentation, c’est raisonnable. » Parfois, il ne venait pas et le loyer n’augmentait pas. Pendant ce temps, les quartiers « centraux » s’embourgeoisaient à une vitesse fulgurante. La « marche du progrès » était irrépressible et les locataires peu fortunés étaient évincés. Heureusement, Ahuntsic était épargné! Du moins, c’est ce qu’elles croyaient. 

Mais un beau jour, la maison fut vendue. 

 « J’ai choisi un petit couple qui m’a l’air très sympathique, leur dit le vieil homme sans pouvoir toutefois se départir de son air dépité. Je n’ai pas choisi la meilleure offre, j’ai pensé à vous… Ils m’ont dit qu’ils ne toucheraient pas aux appartements du haut; ils vont occuper le bas comme nous. » 

Un mois plus tard, les nouveaux propriétaires entreprenaient une vaste opération de rénovation. Un bon matin, Julie croisa une jeune fille dans la mi-vingtaine en « habit de travail ». Elle portait des shorts troués très courts et une camisole fuchsia. Elle tenait dans sa main droite un pinceau et souriait comme une actrice dans une publicité de dentifrice pendant que son copain, les yeux voilés par son cellulaire, multipliait les clichés. 

« Vous êtes les nouveaux proprios, j’imagine? » leur dit Julie d’un air gêné; elle avait un peu l’impression de gâcher le tournage d’un film. 

– « Oui », dit l’homme avec chaleur en lui tendant sa main droite. « Enchanté! Moi, c’est Steve. »

– « Et moi, c’est Alexia », dit la jeune femme, réussissant miraculeusement à élargir son sourire déjà éclatant. « On s’excuse! On espère ne pas t’avoir dérangée. »

« Bon! Pas de quoi s’inquiéter! Ils sont sympathiques, les nouveaux proprios », songea Julie. 

Deux semaines plus tard, elles reçurent un avis par la poste les avisant que les propriétaires occuperaient le rez-de-chaussée pour s’y loger et que les deux appartements du haut logeraient le père et la sœur de la propriétaire. Steve et Alexia se disaient « sincèrement désolés des inconvénients que cela pouvait engendrer pour elles. »

Elles avaient vécu dans l’insouciance pendant cinq ans, s’imaginant que leur rêve doré allait durer : Ahuntsic, avec ses rues calmes, ses arbres matures et ses gros duplex endormis semblaient à jamais préserver de la frénésie des quartiers centraux. Mais, dans l’ombre, les prix montaient. 

De toute évidence, il fallait déménager à l’est, très à l’est. Julie dénicha, pour elle et madame Dubois, un immeuble à logements, un six-plex, une rue à l’ouest du boulevard Saint-Michel. C’était un de ces immeubles tristes, à briques blanches, purement fonctionnel, construit pour y vivre plutôt que pour y être heureux. Le propriétaire demandait 1 350 $ par mois, soit 400 $ dollars de plus que ce qu’elles payaient dans leur ancien appartement, mais elles durent se résigner. 

Deux ans passèrent. Madame Dubois et elle se retrouvaient encore pour bavarder quelques soirs par mois, mais leurs balcons donnaient sur un mur et les yeux de Madame Dubois n’allait plus se perdre au loin, dans le soleil couchant. Elle devait limiter sévèrement ses dépenses. Elle conservait maintenant son air grave, sérieux, même quand elle prenait un verre avec Julie. La vie était devenue plus difficile. 

Un bon soir d’avril, après avoir soupé avec des amis, Julie passa devant son ancien appartement; elle y vit sortir un homme dans la quarantaine qui parlait anglais à une femme qui devait être sa conjointe. 

Elle comprit immédiatement. Elle se précipita sur la plateforme d’Airbnb et trouva leurs appartements méconnaissables, complètement rénovés, mais c’étaient bel et bien leurs appartements. « Charming apartment in central Ahuntsic near trendy Promenade Fleury », disait l’annonce. Il en coûtait 190 $ pour passer une nuit dans ce « cosy » logement.

Julie cogna à la porte de Madame Dubois. 

« Madame Dubois, nous devons les poursuivre! On va demander deux ans de loyer et des frais de déménagement. 

– Tu les poursuivras toute seule, dit madame Dubois. Moi j’embarque pas. 

– C’est une cause facile à gagner! On peut prouver facilement qu’on a raison : c’est une évidence. 

– Ouais. On pouvait dire la même chose de mon mari. On aurait dû voir qu’il se faisait exploiter : c’était évident! Il a manifesté et regarde où ça l’a mené! »

Madame Dubois évitait de regarder Julie et jouait nerveusement avec les mailles de son chandail. 

« Si je le fais, ça sera pour toi, jeune fille », dit Madame Dubois, les yeux humides. 

Deux mois plus tard, le 15 mai 2022, les deux femmes se retrouvaient au village olympique pour une audition du Tribunal administratif du logement. Elles durent attendre trois heures avant le début de l’audience. La salle d’attente était bondée, les visages étaient anxieux, maussades. 

Le début de l’audience fut horrible : les propriétaires firent valoir leurs droits. Ils avaient agi en toute légalité selon leurs dires. La sœur d’Alexia et son père témoignèrent. Ils vivaient bel et bien dans les deux appartements, et ce, la majorité du temps, mais ils devaient parfois voyager pour leur travail. Les quelques jours pendant lesquels ils s’absentaient, l’appartement était loué. 

Tout semblait s’écrouler. Madame Dubois songeait avec tristesse à son mari, à sa vaine révolte, et se dit : « Vaut mieux pas trop grouiller, on est trop petits pour ça; ce sont toujours les gros qui gagnent. » 

Ce fut enfin le tour de Julie. Sa voix tremblait, mais elle réussit à se contenir et exhiba différentes preuves. En date du 3 juillet 2021, la page Instagram du couple, « Cool Houses », informait de potentiels locataires que les mois de juillet et d’août étaient complètement occupés, mais qu’il y avait des disponibilités en septembre. L’autre preuve était encore plus forte parce que plus récente : en date du 10 février 2022, un certain Georges R. disait qu’il « avait adoré l’appartement d’Alexia et Steve » où il avait passé un mois entier pour affaires. Bien sûr, ces informations étaient maintenant disparues, mais Julie avait fait des captures d’écran! 

Un mois plus tard, le jugement tomba et elles reçurent tout ce qu’elles avaient demandé en compensation. Madame Dubois fut toute fière d’inviter Julie sur son balcon pour fêter leur victoire. « Attends-moi, j’arrive! » Elle revint sur le balcon avec un plateau sur lequel elle avait posé une bouteille de champagne et deux coupes. « Ce soir, on fête en grand! » 

Elle avait retrouvé son sourire et ses yeux semblaient à nouveau voir loin devant eux, au-delà même du mur qui leur coupait la vue. 

« Je vais nous acheter des bacs à fleurs pour nos balcons. Il me semble qu’on pourrait faire quelque chose de pas pire avec des fleurs. Aimerais-tu ça avoir des pensées? »

– « Oui, Madame Dubois, merci! Très bonne idée. »    

– « Tu sais, jeune fille, tu peux m’appeler Éveline. »

Ce texte de fiction a été publié dans la version imprimée du Journal des voisins, le Mag papier de juin 2022, à la page 28.





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Denis Lise
Denis Lise
2 Années

tant mieux car si Mme Dubois aurais été seul je crois qu’elle n’aurais rien fait Bravo Julie tu es une jeune fille fonçeuse et cela a porté fruit car nous les personnes agés(es) on a plus la force de se defendre faut tjrs se battre pour avoir ce qu’on veux Mme Dubois a été chanceuse de te rencontrer j’espère que tu vas être un exemple pour d’autres jeunes encore Bravo et merci de la part d’une personne âgée Bonne journée

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