(Photo: archives JDV)

Journaldesvoisins.com publie de nouveau cette excellente série de trois articles rédigés par notre journaliste principal, Simon Van Vliet, sur la première vague de la pandémie telle que vécue au Centre de détention de Montréal, mieux connu sous le nom de Prison de Bordeaux, qui a pignon sur rue dans Bordeaux-Cartierville. Ce dossier a d’abord été publié en octobre dernier. Voici le deuxième de trois articles: le premier a été rediffusé hier et le troisième et dernier le sera demain. 

Plus de 95 % des décès liés à la COVID-19 à Ahuntsic-Cartierville sont survenus dans des milieux fermés, soit principalement dans des CHSLD et des résidences pour personnes aînées. Mais c’est dans un autre type de milieu fermé que Robert Langevin, 72 ans, a attrapé le coronavirus qui lui a coûté la vie : à la prison de Bordeaux.

« C’était un mort totalement évitable », tranche Ted Rutland.

Militant du groupe anti-carcéral, Ted Rutland a travaillé avec des détenus de l’établissement de détention de Montréal et leurs familles durant la première vague au printemps dernier.

Libérer ou confiner ?

Il souligne que le Québec aurait pu décider de remettre en liberté des personnes incarcérées, comme l’avait suggéré le ministre fédéral de la Sécurité publique, Bill Blair, à la fin mars.

L’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) proposait également d’envisager « les libérations de personnes incarcérées (PI) étant accusées ou ayant commis des crimes mineurs » dans des recommandations préliminaires, publiées au printemps.

« Une attention particulière devrait être portée aux PI présentant une vulnérabilité plus grande aux complications de la COVID-19 (âge de plus de 70 ans, immunodépression, présence de maladies chroniques) », recommandait l’INSPQ.

Suivant ces recommandations, Robert Langevin, qui était particulièrement à risque vu son âge et ses conditions de santé, aurait pu être libéré en attendant de son procès qui devait avoir lieu en mai.

« Au lieu de faire ça, tout ce que la prison a fait, c’était de mettre en confinement 24 heures sur 24 presque toute la prison », dénonce Ted Rutland qui déplore que les détenus de certains secteurs aient été mis en isolement pendant jusqu’à six semaines.

L’aide qui n’est jamais venue

C’est ainsi que Robert Langevin s’est trouvé à l’épicentre de l’éclosion qui a touché près de 100 détenus.

« Il était le premier détenu atteint par la COVID », soutien Ted Rutland. « Il revendiquait de l’aide, les gens autour de lui revendiquaient de l’aide. Il ne l’a jamais eue et il est mort. »

Francis Paquette, un détenu qui a également été frappé par la COVID en prison, raconte le récit que lui a fait un codétenu des derniers jours de Langevin :

« Ils criaient, le secteur au complet ; les 20 détenus se sont mis à piocher dans les portes, à peser su’l piton pour [que les gardes] viennent ». En vain. « Ils l’ont laissé agoniser pendant trois jours de temps avant d’appeler l’ambulance », dit-il.

Robert Langevin a été transféré à l’hôpital Sacré-Cœur le 19 mai, où il est décédé.

« Je vais me garder une réserve, malgré ce que je peux savoir de cette histoire-là », se contente de dire le président du Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec (SAPSCQ), Mathieu Lavoie.

Il doit vouloir réserver ses commentaires en attendant les résultats de l’enquête du coroner sur ce dossier.

Lors d’une conférence de presse au lendemain du décès, la ministre de la Sécurité publique Geneviève Guilbault a déclaré qu’il s’agissait d’un « cas malheureux », mais a cherché à se faire rassurante en affirmant que des mesures avaient « été prises très rapidement, dès le départ » pour endiguer la propagation.

Comment est entré le virus ?

On ne saura peut-être jamais qui a fait rentrer le virus dans l’établissement ni quand.

« Le premier cas rapporté et déclaré par laboratoire à la santé publique est un employé, au mois d’avril », indique Jean-Nicolas Aubé, porte-parole de la Direction régionale de santé publique de Montréal (DRSP). « Toutefois, il est difficile de déterminer avec assurance qui est le premier cas de l’établissement. »

À ce jour, on ne peut donc y aller que de conjectures à savoir quand et comment le virus s’est infiltré puis propagé dans la prison. Le SAPSCQ martelait au début avril qu’aucun cas n’avait encore été confirmé, alors que Robert Langevin avait écrit à la protectrice du citoyen le 27 mars qu’il était atteint de la COVID. Selon une lettre ouverte des détenus du secteur C, publiée en mai, le premier cas positif aurait été déclaré dans l’établissement le 28 mars. Le MSP indique pour sa part que le premier cas chez une personne incarcérée a été déclaré le 24 avril 2020.

« C’est-tu nous autres, anyway, qui les a contaminés en prison ? Non, c’est les employés », croit Nadia Robert.

Elle n’a pas vu son conjoint, Denis Beaupré, depuis la suspension des visites en mars, alors qu’on n’avait encore confirmé aucun cas dans l’établissement.

« Il y a beaucoup de va et vient dans les prisons », note pour sa part Ted Rutland. « C’est surtout les gardiens qui entrent et sortent chaque jour », ajoute-t-il. « C’est clair que c’est vraiment les gardiens qui ont fait circuler la COVID. Les gardiens allaient entre différents secteurs tout le temps. »

Mathieu Lavoie ne nie pas que la mobilité du personnel ait pu jouer un rôle dans la propagation du virus.

« C’est sûr qu’il y a des contacts entre les secteurs au niveau du personnel, parce qu’on n’a pas le choix », avance le président du SAPSCQ.

Il faudrait selon lui tripler le nombre d’agents pour limiter les mouvements de personnel entre les secteurs de l’établissement.

Des mesures tardives

Les mesures rapides dont se félicitait la ministre Guilbault le 20 mai ont en réalité tardé à se matérialiser sur le terrain.

« Ça a été extrêmement long avant qu’ils portent des masques. Extrêmement long avant qu’ils mettent des gants », soupire Francis Paquette. Et encore aujourd’hui, dit-il, il n’est pas rare que les agents portent le masque sous le nez, voire sous le menton.

Mathieu Lavoie confirme que les mesures ont pris du temps à se mettre en place.

« Les directives sont venues au fur [et à mesure] des semaines », indique le représentant du SAPSCQ. Il ajoute : « Les outils de protection ne sont pas arrivés le 13 mars. Les masques de procédure sont arrivés en cours de route, mais on ne les avait pas au début de la crise. Les visières, les lunettes on n’avait pas ça au début de la crise. »

Il assure cependant que la sensibilisation au sujet des mesures d’hygiène et de prévention a été faite auprès des agents.

Impossible distanciation

« Des fois, il y a des recommandations de l’INSPQ qui ne sont pas applicables à l’intérieur ou qui sont très difficilement applicables», avance par ailleurs Mathieu Lavoie.

Il est, par exemple, pratiquement impossible de maintenir la distanciation physique entre les personnes incarcérées dans les rares espaces communs encore accessibles pendant les 4 à 6 heures par jour où les prisonniers de ne sont pas confinés à leurs cellules. Dans la salle d’appel, par exemple, il y a trois téléphones fixes installés les uns à côté des autres.

« Je suis [sur] le téléphone du milieu », illustre Denis Beaupré en entrevue au journaldesvoisins.com. « Je suis à un pied, à peu près, de chaque gars pour te parler. »

Cette absence de distanciation ne l’inquiète pas outre mesure.

« On vit tout le temps ensemble, on va pas nulle part », explique-t-il stoïquement en soulignant que les détenus sont pratiquement confinés dans une bulle dans leur secteur.

Punir plutôt que prévenir?

Alors que les gens dehors s’interrogent sur la cohérence des mesures mises en œuvre par le gouvernement pour faire face à la deuxième vague, Nadia Robert est perplexe quant aux mesures en place dans la prison depuis plus de six mois.

« Il n’y a pas de logique, en quelque part, parce ce que, oui, le screw qui va sortir quand il finit de travailler, il va continuer à aller à l’épicerie, à aller chercher ses enfants à la garderie, à l’école. Il retourne travailler le lendemain. Moi, qui reste à la maison en attendant parce que je suis en accident de travail, pourquoi j’ai pas le droit d’aller voir mon conjoint avec un masque derrière une vitre. Je vais contaminer qui moi ? »

Au plus fort de la première vague, pas moins d’une quarantaine d’employés ont été atteints par le virus et 96 détenus ont été contaminés.

« C’est surtout les gardiens qui entrent et sortent chaque jour, alors s’il y a du COVID dans les prisons, ça va sortir avec eux ; s’il y a du COVID dans la communauté, ça va rentrer avec eux », analyse Ted Rutland. « Il y avait plusieurs mesures que les prisons auraient pu mettre en œuvre pour mieux protéger la santé des détenus, les agents de sécurité dans les prisons et aussi la communauté qui entoure les prisons. »

Au lieu d’envisager des solutions proactives et préventives, comme la libération des détenus vulnérables préconisée par l’INSPQ, les autorités ont opté pour une réponse réactive et punitive en recourant massivement à l’isolement, déplore-t-il. Et force est de constater que les mesures draconiennes mises en place n’ont pourtant pas empêché la COVID-19 de faire des ravages dans l’établissement.

Alors que la deuxième vague déferle sur le Québec, Montréal demeure l’épicentre de la pandémie au Canada. La prison de Bordeaux a-t-elle tiré des leçons de la première vague ? C’est ce qu’on verra dans la troisième et dernière partie de notre dossier à paraître sous peu.

Voici les suites de cet article :



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